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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

ble et facile avec le notaire Lormont, je l’ai laissé pour votre ami Léo. Avec lui, j’ai passé trois belles années, mais j’ai payé cher ce bonheur. Ensuite, je suis partie avec cet étranger que je ne connaissais pas, avec ce noir que je trouvais beau comme je vous le disais. Ah ! notre petit roman n’a pas duré longtemps et ma nouvelle conquête n’a pas été bien glorieuse. Sa passion s’est vite calmée. Même pendant notre voyage, mon bel hindou s’est mis à tourner autour de ma nièce et flattée, la petite l’a encouragé ! Elle que j’ai élevée, pour qui j’ai été une mère, m’a pris l’homme que j’aimais. À peine arrivés ici, c’est elle qu’il a prise dans son lit. Lorsque j’ai voulu lui faire des reproches, il a ri de moi.

— Mais, ma chère, vous avez eu le tort de me prendre au sérieux alors que je badinais. Et vous le savez bien, puisque c’est vous-même qui avez payé votre passage pour venir ici. Et c’est vrai. Je croyais qu’il n’avait pas apporté l’argent voulu en partant de chez lui et j’avais utilisé la somme rapportée par la vente de mes meubles et le peu que je possédais pour acheter mon billet et celui de ma nièce. Je vis que j’avais commis une folie irrémédiable. Je le laissai donc avec sa jeune amie de quinze ans. Retourner au pays, je ne le pouvais pas étant absolument sans ressources. Je dus alors me débattre, travailler, gagner ma vie dans ce pays étranger. Arrêtez-vous un moment à penser à cela. Non, non, n’y pensez pas plutôt, c’est trop atroce. Parfois, je songe à vous et j’échafaude des châteaux de cartes… mais pour le passé, simplement. Aujourd’hui, je suis vieille, très vieille. Les désappointements, le climat, m’ont beaucoup changée. Je me demande si vous me reconnaîtriez. Je vous écris aujourd’hui parce que je pense à autrefois, parce que je me suis laissée émouvoir par