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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

C’était un après-midi de mars ensoleillé. Dans le ciel bleu glissaient de légers nuages blancs et les grands ormes noirs, qui avaient enduré le froid tout l’hiver se chauffaient béatement au soleil, comme les vieillards dans les cours des hospices et des asiles. Le printemps était vaguement dans l’air, mais lui, Adrien Clamer, il était sans allégresse. Il n’espérait rien, n’attendait rien. Celle-là qui s’en venait, la Dernière Visiteuse, il n’avait nulle hâte de la voir, mais il savait qu’elle ne tarderait guère. Il songeait au passé. Et des brumes de son souvenir surgit une figure gentille, douce et pathétique. Cette femme n’avait pas été mêlée intimement à sa vie. Elle avait simplement passé à côté, mais si près, si près. Leurs routes s’étaient croisées, simplement. Alice Dasterre était son nom. Pendant trois ans, elle avait été la maîtresse de son ami le plus intime et il l’avait vue fréquemment. Il connaissait son histoire. À dix-huit ans, sa mère morte et son père collé avec une autre femme, elle s’était mariée avec l’une des pires brutes qu’il soit possible de trouver. Le soir de ses noces, dans une frénésie de posséder une jeune fille, de déchirer une virginité, il l’avait battue, blessée avec un couteau, et indignement maltraitée. Puis, ivre tous les jours et la main sans cesse levée. Pendant cinq semaines, elle avait vécu avec cet être malfaisant, avec ce sadique criminel, cinq semaines pendant lesquelles elle avait eu l’impression d’être dans la cage d’une bête féroce. Ensuite, il l’avait abandonnée, s’était enfui, et elle avait eu de nombreuses aventures. Pendant un an et demi, elle avait passé des bras de l’un dans ceux d’un autre, vivant de ce qu’ils voulaient bien lui donner, car elle était sans ressources et sans aide, n’ayant qu’une sœur mariée à un petit employé de magasin qui gagnait un salaire de famine. Puis soudain,