UN MALCHANCEUX
ROSPER Thouin n’avait jamais eu de chance dans la
vie. Souvent, dans ses heures d’abattement et de
dépression, il reconnaissait avec amertume que rien ne
lui avait réussi. Un destin hostile semblait s’être acharné
contre lui, lui avait fait une existence de déboires, d’infortunes
et d’ennuis. Et pourtant, il n’était pas exigeant, il
n’avait pas d’ambitions démesurées, il ne demandait pas des
bonheurs impossibles. Il aurait été satisfait de si peu, mais
c’était trop cependant et ce peu, il ne l’avait même pas.
Jadis, il avait eu de l’argent, un commerce, une famille. Il
avait tout perdu. Maintenant, ce n’était qu’un pauvre
malheureux désemparé, une pitoyable épave. Il vivait maigrement
d’une petite subvention provenant de la succession
de son père. Depuis des années et des années, on le voyait,
vêtu d’un vieil habit noir étriqué et coiffé d’un éternel
chapeau melon démodé, errer par les rues de la ville comme
une âme en peine. C’était un être falot aux joues boursouflées,
gonflées, à la moustache tombante, à la tête
chauve garnie d’une couronne de cheveux grisonnants, à
l’air morne, qui allait d’un petit pas lent, souvent à moitié
ivre, au milieu des passants affairés. Il côtoyait la vie, ses
joies, ses passions, ses intrigues, ses luttes, mais y demeurait