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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

lait, émondait, arrachait, transplantait et il était heureux.

Il avait deux commis honnêtes et zélés qui le servaient bien et faisaient prospérer son commerce. Le bureau de poste était installé dans un coin du magasin. Le notaire s’en occupait lui-même. C’était lui qui, derrière le guichet distribuait les lettres et les gazettes au public. Toutefois, il aimait bien qu’on lui témoignât des égards et qu’on lui dît bonjour. Souvent l’été, des lettres moisissaient dans les casiers parce que des citadins passant la belle saison dans la localité négligeaient de le saluer en allant réclamer leur courrier. Simplement, vous lui demandiez :

— Des lettres pour monsieur Bédard ?

— Il n’y a rien, vous répondait-il sèchement, même s’il y avait plusieurs plis à votre adresse.

De la civilité, il voulait de la civilité. Ça ne coûte pas cher la civilité.

Et monsieur Daigneault, ses deux commis et ses deux servantes vivaient heureux dans la paix et la tranquillité.

Or, il arriva que le vieux curé du village devenu infirme fut mis à sa retraite. Son remplaçant, monsieur Jassais, quarante ans environ, se signala dès son arrivée dans la paroisse par ses sermons contre l’impureté. Tous les dimanches, en toutes occasions, il tonnait contre ce vice qui semblait lui inspirer une vive horreur. C’était un homme grand et robuste que ce curé. Un colosse avec une grosse face rouge, sanguine, de petits yeux noirs très vifs et d’épaisses lèvres pendantes. À l’entendre, on aurait cru que les hommes et les femmes forniquaient nuit et jour, dans les maisons, les granges, les champs, en tous lieux, et non seulement entre eux, mais avec leurs bêtes. Et ainsi, l’acte de la chair cessait d’être un geste naturel pour devenir un péché monstrueux, répugnant, bestial, excrémentiel,