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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

figure extrêmement intéressante. Il lisait un vieux livre tout en fumant un très long et mince cigare italien dont il secouait parfois la cendre dans sa soucoupe. Devant lui était une bouteille de chianti et un verre, vides tous deux. Il lisait, et ses épaisses lèvres rouges qui révélaient un tempérament voluptueux, laissaient s’envoler des jets de fumée qui s’élevaient en capricieuses volutes. J’avais deviné que le volume vieilli et usé qu’il tenait à la main était les œuvres du poète latin Horace, volume qui ne le quittait jamais et qu’il relisait pour la centième fois au moins. Sa tête aux traits réguliers, avec son large front, sa barbe noire et son abondante chevelure bouclée, avait un grand air de noblesse. L’on sentait que la pensée habitait ce cerveau. C’était un artiste et un poète. J’allai à lui. Avant de fermer son livre, il voulut me lire ses deux pièces favorites : Ad Dellium et Carpe Diem.

— C’est toute la philosophie de la vie, déclara-t-il en mettant le bouquin dans sa poche.

— Oui, répondis-je en regardant en même temps une jeune italienne accoudée à une table non loin de nous et qui semblait plongée dans une profonde rêverie. Sa jolie figure blonde était très agréable à voir et son attitude gracieuse au possible. Elle faisait songer aux statuettes de Tanagra et c’était un joie précieuse que de voir l’harmonie qu’il y avait dans sa pose et dans toute sa personne. Plusieurs fois déjà, je lui avais parlé et elle m’inspirait une vive sympathie. Elle dut avoir l’intuition que je la regardais, car elle leva soudain la tête. Tournant ses yeux gris, très doux, dans ma direction, sa figure perdit sa gravité et s’illumina d’un sourire.

Carpe diem, fit le peintre-poète qui avait suivi mon regard et aperçu le sourire. Profitez de l’occasion.