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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

jambes, je cours de toutes mes forces, mais le chat, de ses courtes pattes, court plus vite que moi. Il court sans effort apparent, sans que son corps remue pour ainsi dire. Seules ses pattes s’agitent, se déplacent avec une aisance, une souplesse et une vitesse surprenantes. Le père et la mère de la petite victime volètent au-dessus du voleur en jetant des cris aigus. Plein de fureur, gauchement, maladroitement, je poursuis le ravisseur qui passe devant la maison, oblique à côté de la remise, traverse le jardin, file dans la cour des bâtiments tenant toujours l’oiselet dans sa gueule. Arrivé à l’écurie, il tourne la tête une seconde, me regarde d’un air narquois, se coule sous le plancher de la bâtisse et disparaît avec sa proie. Rien à faire. Plein de rage impuissante, je reste là essoufflé, haletant, d’une humeur massacrante. Je voudrais tenir ce maudit chat sous mes pieds. Je l’écraserais, je lui ferais sortir les tripes du corps.

Je retourne à mon côté de la maison, mais ma soirée est irrémédiablement gâchée. Le père et la mère du petit disparu volètent encore dans les environs et leurs cris de désespoir me font mal. C’est un crève cœur. Que je voudrais tenir ce chat ! Je me sens en ce moment l’âme d’un bourreau, d’un tortionnaire, d’un grand inquisiteur. Ah, ce chat ! je lui crèverais les yeux, je le clouerais à un arbre, j’inventerais des supplices d’Iroquois pour lui faire expier son crime. Toute la soirée, j’ai des idées de meurtre. Je me promets bien que si j’ai la chance de rejoindre ce bandit, il paiera pour son forfait.

À quelques jours de là, je l’aperçois, mais il reste de son côté de la maison. Assis par terre, sur son arrière train, il me regarde comme pour me narguer, car il sait que je n’irai pas le poursuivre sur un terrain qui n’est pas le mien. Il comprend que je suis son ennemi. Il ne me fuit pas, mais il se tient à distance. Il agit comme s’il avait consulté un avocat et que l’homme de loi lui aurait dit : Il ne peut pas te toucher tant que tu ne t’aventureras pas de son côté. Il semble connaître son droit, savoir jusqu’où il peut s’avancer, jusqu’où je peux aller pour l’atteindre. Il ne veut pas dépasser cette ligne.

J’espère toujours qu’un moment il s’oubliera et que j’aurai l’occasion de lui lancer dans les côtes un coup de pied comparable à la ruade de la mule du pape de Daudet. Mais ce chat est futé. Il se tient sur ses gardes. J’ai beau regarder, le soir, si je ne le verrais pas dans les environs de la maison, il ne s’aventure pas en dehors de ses limites.