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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

riche l’avait si maladroitement échappée, la montre était tombée comme dans un nid entre la tige d’un gros artichaut et une large feuille de la plante.

Toute joyeuse, tante Eulalie courut à la maison. Elle enleva ses vieux vêtements et mit sa robe noire du dimanche afin d’aller porter la montre à la dame, au village. En dépit de ses soixante-quatre ans et de la chaleur, elle allait d’un bon pas étant toute à la joie d’avoir trouvé l’objet perdu. De temps à autre, elle mettait la main dans sa poche de robe afin de s’assurer que la montre était toujours là. Le mille et demi qui sépare la vieille maison blanche du village fut fait rapidement.

Tante Eulalie n’eut pas à chercher. Devant la maison de l’avocat, elle aperçut Mme Leriche qui se reposait dans un hamac aux couleurs éclatantes. Ce que l’on voyait tout d’abord en approchant, c’était ses grosses jambes et ses grosses cuisses que sa robe remontée très haut laissait à découvert. Le spectacle n’était pas pour enthousiasmer tante Eulalie, mais malgré son dégoût, elle fit bonne contenance.

— Bonjour madame, je viens vous porter votre montre, fit-elle en tendant le bijou d’or qu’elle sortit de sa poche.

Elle était toute fière, toute glorieuse.

L’autre, étalée dans son hamac, ses grosses jambes écartées, prit la montre, l’examina un moment en silence, comme pour voir si c’était bien la sienne, puis elle l’approcha de son oreille.

— Elle est arrêtée, fit-elle d’un ton de reproche. J’espère qu’elle n’est pas brisée.

— Bien sûr qu’elle est arrêtée. Vous l’avez perdue il y a deux jours.

— Je pensais de l’avoir hier soir fit Mme Leriche avec un accent agressif. J’ai envoyé un jeune homme pour la chercher. C’était un garçon fiable, vous savez.

— Je ne pouvais la donner hier soir car je ne l’ai trouvée que tout à l’heure.

— C’est une montre que mon mari m’a donnée ; elle coûte cher et je n’ai pu dormir tant j’étais inquiète.

Et ce disant, elle remonta sous ses épaules le coussin qui avait glissé sous son dos dans le hamac.