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UNE OMBRE NOIRE


En débarquant du train, je me hâte vers la petite maison blanche où m’attendent Dearest, Pierre et les autres. Il me semble que je suis plus léger que d’habitude. Mes pas ont plus d’élasticité. Je me sens alerte, allègre, heureux.

J’arrive.

Une forme noire est là agenouillée, non loin de la route. La tête coiffée d’une vieille capuche qui cache la figure, le corps couvert d’une robe usée par les ans et verdie par le soleil, les mains enveloppées dans de vieux bas, noirs comme le reste de son costume, la forme agenouillée, penchée vers le sol, creuse la terre de ses mains.

C’est tante Eulalie qui fait son jardin.

Ses genoux sont enfoncés dans le terrain friable, et à regarder cet être étrange, l’on a l’impression de voir un mort qui surgirait de son tombeau.

De ses mains emmaillotées de bas de laine qui lui donnent une si bizarre apparence, tante Eulalie fouille le sol, écrase, broie les mottes. Elle enfonce et dépose dans les sillons qu’elle a tracés, des graines diverses qu’elle prend dans une soucoupe de faïence déposée à côté d’elle. Agenouillée, courbée, penchée, presqu’à quatre pattes, tante Eulalie, de ses mains emprisonnées dans de vieux bas noirs, sème, sème, sans se lasser. Elle remue et pétrit cette argile qu’elle travaille et retourne chaque printemps, depuis quarante ans au moins. Elle a dû palper des douzaines de fois chaque poignée de terre de ce potager.

Je lui crie un bonjour. Elle relève la tête et j’aperçois un moment