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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

Me voici arrivé. Rapidement, je traverse le jardin, et j’aperçois tante Eulalie qui, à côté de la laiterie, donne à manger à ses poules, leur jetant de grandes poignées de sarrasin. Sous la remise, l’oncle Moïse répare un harnais.

Nous entrons dans la cuisine de la vieille maison et je m’assieds près de l’antique cheminée dans laquelle mes ancêtres faisaient cuire leur frugal repas.

Tante Eulalie descend à la cave et remonte avec une assiettée de pommes d’une nuance rouge fané et jaune crème.

— Elles ne sont pas mangeables à l’automne, mais au printemps, elles sont un peu passables, dit-elle en m’en offrant.

Avant de mordre dans le fruit que je viens de prendre, je respire son odeur pénétrante, un peu musquée. J’y enfonce les dents et je goûte avec délices sa saveur acide. Manger une pomme sauvage dans cette calme cuisine de campagne où tout respire la paix, me semble en ce moment la chose la plus agréable au monde.

L’oncle Moïse me relate les nouvelles locales. Il m’annonce la mort de deux fermiers : André le Salaud et le Grand Toine. Le Grand Toine car il y a le P’tit Toine, le Grand Baptiste et le P’tit Baptiste, la Grosse Catherine et la P’tite Catherine. Le Grand Toine, je n’ai jamais su son vrai nom, mais c’était un brave homme. Il laisse une belle fortune, cinquante mille piastres environ. Sûr, qu’il ne l’a pas gagnée à flâner. Il est mort à soixante-neuf ans et il n’a jamais eu une journée de repos. L’été, il se levait à trois heures du matin et il travaillait jusqu’à neuf heures et demie et même dix heures du soir. Sa pauvre femme et les aînés de ses enfants étaient comme lui, acharnés à la tâche. Ils peinaient plus que des mercenaires, plus que des esclaves. Le fermier cultivait quatre cents arpents au moins et il fallait se hâter, se hâter toujours, faire toute chose au galop, car un ouvrage n’attendait pas l’autre. Une besogne à peine terminée, il fallait en recommencer une nouvelle et cela ne finissait jamais. Et la vie du laboureur s’est ainsi écoulée.

Le plus triste en l’occurrence était qu’il travaillait pour les autres, afin de payer de lourds intérêts à des rentiers oisifs qui s’engraissaient à en devenir apoplectiques, se tenaient à l’ombre en été, et les pieds sur le devant du poêle en hiver.

À force de courage, d’énergie, de privations, de persévérance et de dur labeur, il s’est libéré ; il a payé et les intérêts et le capital qu’il