Page:Laberge - Le destin des hommes, 1950.djvu/97

Cette page a été validée par deux contributeurs.
95
LE DESTIN DES HOMMES

tue. Dans un éclair, elle eut la vision de ce que serait sa vie à côté de cette moitié d’homme. Et elle fut prise d’une rage froide, effroyable, contre cet idiot qui était allé se faire écloper là-bas et contre les sinistres ganaches, les vieux gâteux qui avaient déclenché cette guerre, cette épouvantable tuerie et avaient fait massacrer la jeunesse de vingt pays. Elle aurait pu crier, hurler, griffer. La chaise roulante portant le soldat sans jambes continuait de s’approcher. L’homme avait reconnu sa compagne et, après un mot à l’infirmier, le mari et sa femme se retrouvèrent côte à côte. Alors, incapable de se maîtriser, de feindre ce qu’elle éprouvait, elle cria d’une voix de colère :

— Plutôt que de revenir comme ça, tu aurais mieux fait de rester là-bas.

Ce fut comme si elle l’eût souffleté, comme si elle lui eût lancé un caillou. Désormais ennemis, ils se regardaient en silence. L’homme sans jambes fut secoué par une explosion de fureur et il redevint la brute féroce qu’il avait été pendant plus de trois ans. La fièvre de meurtre qu’on avait allumée en lui flamba de nouveau dans ce corps mutilé. Néanmoins, rusé :

— Tu ne m’embrasses pas ? fit-il d’un ton de sollicitation et de reproche.

Comprenant qu’elle ne pouvait décemment en dépit de l’écroulement de tous ses sentiments pour cet homme refuser cette invite, après une courte hésitation, elle inclina en silence sa figure vers celle du soldat pendant que l’infirmier détournait la tête pour ne pas gêner les effusions de ces deux êtres. Mais avant même que les lèvres de la femme eussent effleuré sa bouche, les dix doigts du mari, avec une force décuplée par la fureur, se nouèrent autour du cou de celle-ci et serrèrent, serrèrent…