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LE DESTIN DES HOMMES

automobiles qui s’éloignaient dans toutes les directions. C’était là des minutes attendrissantes, des minutes mémorables. L’on voyait des figures épanouies, heureuses, mais il y en avait d’autres, anxieuses, celles des parentes qui attendaient encore, car le défilé des militaires sortant du train continuait toujours. Après les premiers arrivants sains et saufs, vinrent les blessés. Avec des cris de douleur, une vieille mère se jeta en pleurant sur son fils aveugle et dont les deux bras avaient été amputés. Elle faisait entendre des lamentations déchirantes. Nombre de femmes, voyant son désespoir, se mirent à sangloter à leur tour.

Yolande était dans l’attente, une attente angoissante. Que faisait donc son mari qu’il n’arrivait pas ? Elle scrutait tous les visages sans reconnaître celui qu’elle espérait voir surgir d’entre tous les autres. Où était-il qu’il n’accourait pas ? Le flot des soldats continuait de se déverser dans la gare. Après une longue et cruelle absence, les parents se trouvaient enfin réunis, mais Yolande attendait toujours de voir apparaître son mari. Dans la gare, la foule diminuait, prenait place dans des taxis pour rentrer à la maison. Maintenant, le train était vide et les derniers arrivants traversaient la barrière. Inquiète, alarmée, Yolande s’agitait fébrilement, nerveusement. Soudain, à son horreur, elle aperçut, venant tout à l’arrière et fermant la marche pour ainsi dire, un homme sans jambes que voiturait un infirmier dans une chaise roulante. Son mari ! En le reconnaissant, elle reçut un choc affreux. Elle eut une exclamation sourde, étouffée : « Quel malheur ! » Son mari, c’était là son mari ! À la vue de ce mutilé, de cet invalide à qui elle était liée pour la vie, tous ses sentiments d’affection croulèrent. Elle se voyait jeune encore, devenant pour toute son existence la servante de ce déchet d’humanité. Atterrée, elle restait là, immobile, comme changée en sta-