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LE DESTIN DES HOMMES

Et il évoquait ce gros homme qu’il avait vu chaque jour, pendant des années, assis sur sa véranda, ses deux bâtons appuyés sur sa chaise, passant des heures sans bouger, perdu dans d’obscures pensées. Un bel avenir qu’il avait devant lui, Jules Dupuis ! Ah ! il s’en faisait de la bile et il avait de l’amertume plein le cœur. Sans cesse, la pensée de sa femme le tourmentait. Comment accepterait-elle cette infortune ? Il n’osait la faire informer de son malheur. Parfois il songeait à l’époque où lui et Raoul Bourdon, son ancien rival, la courtisaient, à l’époque où elle était la belle Yolande Mercier. Il connaissait les sentiments qu’elle éprouvait alors. « Bourdon est un garçon gai, très amusant et lorsque je suis en sa compagnie c’est lui que je préfère car Dupuis est un peu terne dans sa conversation », avait-elle déclaré à une bonne amie qui, naturellement, avait couru répéter la chose à ce dernier. Cependant lorsqu’elle sortait avec Dupuis, qui était un grand garçon fort élégant, et qu’elle entendait les gens remarquer en passant à côté d’eux : « C’est un beau couple », elle était flattée et se disait que c’était lui qu’elle aimait le plus, car Bourdon manquait de prestance et était un peu plus court qu’elle. Yolande avait choisi Dupuis parce qu’il était le plus grand des deux, mais maintenant qu’il avait perdu les deux jambes, que dirait-elle ?

Et les jours passaient.

Lentement, lentement, ses blessures se cicatrisaient. Par-dessus les draps il regardait la forme raccourcie de son corps. Le mot moignon lui faisait horreur. Il se disait que c’était là ce qui lui restait de ses jambes.

Un jour, deux infirmiers le mirent dans une chaise roulante et une garde-malade le promena pendant dix minutes dans le grand corridor de l’hôpital. La chose se