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LE DESTIN DES HOMMES

chaque jour. Dans son enfance on lui avait enseigné des prières dans lesquelles on disait : « Tu ne tueras pas. » Mais ce commandement écrit sur les tables de pierre de Moïse était bien vieux, était tombé dans l’oubli. On lui avait appris à tuer et il avait tué des hommes qui lui étaient absolument étrangers, contre lesquels il n’avait aucun grief, mais que ses chefs proclamaient des êtres barbares qu’il fallait anéantir. On allait à la guerre pour tuer les autres, sinon on se faisait tuer soi-même. Lui, le sort l’avait favorisé. Nombre de ses compagnons avaient trouvé une fin tragique et leurs corps mutilés, quelques-uns méconnaissables, avaient été enterrés à la hâte dans des terres étrangères. D’autres avaient été blessés et c’était là le plus pénible car ils entraient dans une existence de désespoir et de rancune contre le destin. Dupuis, une chance rare, surprenante, semblait le protéger. La mort passait à côté de lui, le frôlait, mais ne le frappait pas. Ses camarades tombaient, sanglants. Des brancardiers les ramassaient, les transportaient dans des abris, puis dans des hôpitaux où des chirurgiens s’efforçaient de réparer les dégâts. Lui, Jules Dupuis, guerroyait depuis plus de trois ans mais en dehors des misères et des privations endurées il n’avait pas même été égratigné. Puis, pour ajouter à sa veine, il apprit qu’il obtenait un congé de six semaines pour aller revoir les siens au pays. Et ce fut justement ce jour-là que le malheur qui l’avait jusqu’ici épargné le frappa. Alors que son bataillon retournait à l’arrière, l’ennemi, embusqué dans une maison aux trois quarts démolie, ouvrit soudain un feu meurtrier de mortiers et de mitrailleuses sur ces gens qui se croyaient en sûreté. Dupuis eut les deux jambes fauchées. Il serait sûrement mort si quelques avions qui passaient précisément à cet instant n’eussent laissé tomber leur cargaison de bombes explosives sur la ruine abritant