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LE DESTIN DES HOMMES

— Pour ça, c’est certain, il y a des gens moins scrupuleux que moi. Je sais que, bien des fois, on rogne une demi-heure ou plus sur mon temps et qu’avec tous les vingt-cinq ou cinquante cennes que j’ai perdues comme ça, je pourrais m’acheter une fameuse pipe, mais c’est à l’autre que je pense toujours. Chaque dimanche, bien certain, et le soir, sa journée faite, il la bourre de bon tabac et il s’en donne pendant que moi je dois me contenter d’une vieille pipe de plâtre. Mais que voulez-vous, ajouta-t-il d’un air triste et résigné, j’ai été élevé dans les principes et j’pouvais pas la prendre. Et dire que si j’avais voulu, elle serait à moi. Mais si c’était à refaire…

Il fit une pause, sa tête se pencha sur sa poitrine dans une attitude songeuse. Il parut plongé dans une méditation grave, profonde. Au bout d’une minute de silence, il releva la figure et, comme si la pipe d’autrefois fût devenue un symbole, comme si elle eût été l’image de toutes les chances gaspillées, de toutes les occasions ratées, de toutes les joies manquées, dans une déplorable débâcle de tous les principes de sa jeunesse, il s’exclama d’un ton convaincu, en se tournant encore à la ronde vers le groupe qui l’entourait :

Ah ! si c’était à refaire aujourd’hui, eh bien ! j’la prendrais ! J’en prendrais une douzaine !

Puis, comme pour oublier cette impression pénible, pour chasser ce souvenir obsédant, pour noyer ce regret :

— Dites donc, suggéra-t-il à son interlocuteur, nous allons débarquer au coin et nous allons prendre un verre de bière.

— Ça ne se refuse pas, répondit l’autre.

Comme pour donner son approbation à cette conclusion, le conducteur donna le signal d’arrêter.