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LE DESTIN DES HOMMES

d’une pensionnaire partie la veille au soir, elle avait trouvé un tube de vernis à moitié rempli, abandonné là et elle n’avait pu résister à la tentation de se peinturer les ongles comme les femmes de la ville qui ont de l’argent, des loisirs et qui font une si belle vie. Elle tirait sa vache matin et soir, elle épluchait des légumes, lavait des piles d’assiettes, balayait les chambres, préparait les repas, mais d’avoir les ongles vernis comme ceux des citadines lui donnait une certaine satisfaction. Pour dire la vérité, ils étaient bien vieux, bien déformés ses doigts, mais du moment que leurs ongles étaient rouges, elle oubliait un moment ses misères. Ah, pouvoir vivre comme du monde, s’habiller, se promener, suivre la mode, quelle joie ce serait !

Elle se rendait compte de la faillite de sa vie. Un jour, elle causait avec l’une de ses pensionnaires et celle-ci racontait qu’elle avait voyagé, qu’elle avait vu la France, l’Italie. Alors, d’un ton de blague amère Amanda lança : « Vous, vous êtes allée à Rome, moi je suis allée à la grange. » C’était le visage de deux vies qui apparaissait dans cette simple phrase.

Parfois, songeant à son premier mari elle se disait : Quelle différence ! Lui qui aimait tant la femme et Cyrille qui n’aime que ses chiens.

Des jours d’automne, alors que rendues frileuses par les nuits froides, les mouches tentaient de pénétrer dans la maison chaque fois que la porte s’entrouvrait un instant, Latour assis devant sa table, un tue-mouches à la main les attendait. Lorsque l’une d’elles se posait sur le tapis en toile cirée, il rabattait avec force la lanière en caoutchouc qu’il tenait comme un sceptre. L’on entendait un sonore claquement et l’insecte était aplati, écrasé, réduit en bouillie. Satisfait, Latour, relevait son arme et attendait patiemment sa prochaine victime. Lorsqu’après avoir voleté