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LE DESTIN DES HOMMES

cailloux ou des fruits en conserve. Rien pour soutenir des forces défaillantes.

Rester debout de huit heures du matin à sept heures du soir, sans jamais s’asseoir était au-dessus de ses forces. En sortant du magasin, sa journée finie, ses chevilles étaient tellement enflées qu’elles débordaient par dessus ses souliers. Aussitôt son souper avalé, elle se jeta sur son lit, étant trop lasse pour rien faire et elle plongea au sommeil, mais elle dormit mal, étant trop fatiguée. Avec amertume elle voyait l’ennui de loger dans une chambre, chez des étrangers après avoir été si longtemps dans sa maison, entourée de tous les souvenirs qui lui restaient de son passé. Elle aimait toutes ces reliques qui étaient sa vie maintenant et elle souffrait d’en être éloignée. Avec amertume, elle réalisait qu’elle ne pourrait continuer à travailler là, car elle ne valait rien pour les besognes debout. Si le travail avait été assis, elle aurait pu tenir, mais dans les conditions actuelles, absolument impossible. Fatalement, elle devrait retourner à sa petite vie, estimant qu’il vaut mieux manger du pain sec chez soi que de la viande froide chez les étrangers à qui elle paie une piastre par jour pour cette pitance.

Le magasin était pire que le bagne. En arrivant le matin, elle devait balayer la place, laver les vitres de la montre au dehors ainsi que les miroirs. Un jour, elle passa deux heures à prendre dans une voûte dans la cave un énorme lot de manteaux d’hiver, de paletots et d’imperméables pour hommes et à les monter au rez-de-chaussée dans le magasin. Grimper l’escalier avec ces lourdes charges dans les bras épuisait complètement ses forces. À la fin, elle était harassée, anéantie. Le cœur lui battait si fort qu’elle dut s’appuyer au comptoir pendant quelques minutes pour ne pas écraser au plancher.