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LE DESTIN DES HOMMES

flexions sont amères. S’éloignant de sa fenêtre lorsque le cortège disparaît, elle murmure : « Elle est chanceuse, celle-là ; elle en a fini avec ses misères. »


Un soir d’automne, en lavant sa vaisselle, elle songeait à sa lointaine jeunesse et, comme elle essuyait une jolie tasse qui lui avait jadis été donnée par un ami, elle l’échappa. La délicate pièce de porcelaine se brisa et les éclats s’éparpillèrent sur le plancher. À ce spectacle, elle se sentit toute bouleversée, car c’était un souvenir de sa vie passée qui s’en allait.

À quelque temps de là, comme le froid se faisait sentir, elle alla demander à un jeune homme de la localité de lui poser ses doubles fenêtres, travail qu’elle était incapable de faire elle-même. La besogne fut prestement exécutée mais, le soir, la marchande constata que sa bague qu’elle avait imprudemment laissée sur sa commode, un fin bijou offert par son dernier et plus fidèle admirateur, était disparue. Encore une relique d’autrefois qui s’envolait. « La malchance s’acharne sur moi », remarqua-t-elle. Quant à se faire remettre la bague par le voleur, c’était une chose bien compliquée et elle y renonça.


Les jours d’hiver, lorsqu’elle allumait les deux lampes à pétrole de son magasin vers les quatre heures de l’après-midi, alors que l’ombre envahissait sa maison, que l’obscurité planait déjà sur le petit village, elle se sentait misérable, terriblement déprimée et comme prisonnière dans ce coin perdu dans les montagnes. Il lui venait alors de grands désirs d’être à la ville, de se mêler à la foule sous l’éclat des lumières électriques, de voir du vrai monde en vie et non des somnambules comme elle en rencontre chaque jour dans son village. Alors, seule, elle pleure et songe à son pitoyable destin, à ces années qui pèsent sur sa tête.