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LE DESTIN DES HOMMES

— Absolument seul, fit Massé d’un ton lugubre. Et vous ?

— Moi, je suis veuve depuis dix ans. Je dirige cette pension avec mon fils, mais il doit se marier prochainement.

C’était comme si elle eut dit : Je serai absolument libre dans quelques semaines. C’est là du moins ce qu’il comprit. Puis, elle ajouta : Je crois qu’il prend une brave fille. Ce sera une bonne bru.

Là encore, il monologua intérieurement : Oui, une bonne bru c’est celle-là qu’on voit rarement comme les belles-mères aimables sont celles qui vivent éloignées de leur bru.

À ce moment, une idée surgit dans son cerveau. Des paroles lui montèrent aux lèvres, mais il ne les prononça pas. À quoi bon ? On ne recommence pas à 63 ans une idylle commencée à 23. On ne se laisse pas guider par une aveugle impulsion, on n’obéit pas à l’instinct comme on fait dans la jeunesse. D’ailleurs, les voix décevantes de la passion et de l’instinct étaient maintenant muettes pour lui. À son âge, il lui fallait réfléchir et écouter les conseils de la raison. Avec une étonnante lucidité, il réalisait à ce moment que toute sa vie avait été marquée par les désappointements. Non, il ne pouvait tenter aujourd’hui une nouvelle expérience qui serait peut-être plus cruelle que les précédentes. Mieux valait partir, s’éloigner, tenter d’oublier le passé.

D’un ton résolu il déclara : Je m’en vais, et jeta sur le comptoir le billet de $5 qu’il avait tenu dans sa main pendant tout ce dialogue.

— Alors, vous vous en allez ? fit Isobel Brophy d’un ton ému.

— Mais oui, je retourne à mon petit chez moi.