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LE DESTIN DES HOMMES

bois s’élança vers son adversaire au son du timbre, lui assénant deux directs de sa droite sur la bouche puis un crochet de chaque main à la mâchoire. Jones chancela. Continuant l’attaque, Brisebois lança un rude uppercut au menton et Jones alla au plancher pendant que la multitude faisait entendre une immense acclamation.

— Dans votre coin ! Dans votre coin ! cria M. Lafleur à son homme, qui tardait un peu à s’éloigner de son adversaire.

— Un ! deux ! trois ! compta l’arbitre, mais déjà Jones était debout.

— Le coup de marteau ! le coup de marteau ! clama M. Lafleur à son protégé. Brisebois s’avança de nouveau vers l’Anglais et lui envoya un moulinet qui le fit de nouveau crouler sur le tapis pendant qu’un tonnerre d’applaudissements et de cris montait de l’assistance en délire.

— Un, deux, trois, quatre, cinq, six, compta l’arbitre.

M. Lafleur vécut alors quelques secondes uniques, fabuleuses, d’une intensité extraordinaire. Dans une fulgurante vision, il se voyait enfin gérant d’un champion boxeur. Il entrevoyait la célébrité, la fortune, et, surtout, il se voyait entrant chez lui non plus timide, apeuré, mais en héros, en triomphateur. Il s’entendait disant à sa femme et à ses enfants : « Hein ? Qu’est-ce que je vous avais dit ? Est-ce arrivé, oui ou non ? Est-ce que j’avais raison ? » Après tant d’efforts, après avoir essuyé tant de railleries, de reproches amers, cruels, il s’imposait enfin à sa famille qui l’avait méprisé, ridiculisé, bafoué. Et il se voyait entouré du prestige que donne l’argent, beaucoup d’argent, l’argent qui est toujours le meilleur argument, celui qui vous donne toujours raison.