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LE DESTIN DES HOMMES

quait à l’appel. Lorsque les hommes avaient débarqué du navire, il n’était pas là. On le considérait perdu. Le dernier jour de la traversée, le paquebot avait été secoué par une terrible tempête et plusieurs hommes avaient été emportés à la mer. Apparemment le soldat Boyer était du nombre.

À certaines heures de l’après-midi, les deux vieux songeaient que le facteur était sur le point de passer dans leur rue, mais ils savaient qu’il n’arrêterait pas à leur porte comme autrefois. Il n’arrêterait pas aujourd’hui ni demain. Jamais plus. Valentine, la religieuse, était morte à la Louisiane où elle avait été inhumée, et Hector, le soldat, avait péri juste au moment de débarquer au pays et son corps était balloté dans les profondeurs de la mer. Ils avaient été séparés de leurs enfants dans la vie et ils le seraient dans la mort. Si au moins leur dépouille reposait dans le petit cimetière à côté du vieux grand-père et de la vieille grand-mère, ce serait une consolation, car ils iraient les rejoindre un jour. Mais non. C’est infiniment triste de penser que non seulement on ne les reverra plus, mais que leurs corps sont si loin, si loin… Les autres parents qui ont perdu des enfants vont à certains jours s’agenouiller sur leur tombe. Ils peuvent avoir un moment l’illusion de parler à leurs défunts, d’être entendus par eux. Pas les deux vieux.

Et la maison leur paraissait si vide, si sombre, si silencieuse, si triste. Vivre sans espoir…

Fatalement, ça devait finir comme ça chez le voisin. Après avoir passé tout le dimanche avant-midi à boire à l’hôtel au lieu d’aller à la messe, Omer Gratton était sorti de là abominablement ivre, juste à l’heure où les fidèles revenaient de l’église. Comme toujours, dans ce cas-là, il était d’humeur rageuse et, tout en zigzaguant sur le trottoir, il jurait contre cet animal d’aubergiste qui l’avait poussé dehors une fois qu’il avait dépensé tout son argent.