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LA SCOUINE

peine suffi à remplir les paillasses sur lesquelles le fermier et sa marmaille dormaient le soir.

Un homme à barbe inculte, la figure mangée par la petite vérole, fauchait, pieds nus, la maigre récolte. Il portait une chemise de coton et était coiffé d’un méchant chapeau de paille.

Les longues journées de labeur et la fatalité l’avaient courbé, et il se déhanchait à chaque effort. Son andain fini, il s’arrêta pour aiguiser sa faulx et jeta un regard indifférent sur les promeneurs qui passaient. La pierre crissa sinistrement sur l’acier. Dans la main du travailleur, elle voltigeait rapidement d’un côté à l’autre de la lame. Le froid grincement ressemblait à une plainte douloureuse et jamais entendue…

C’était la Chanson de la Faulx, une chanson qui disait le rude travail de tous les jours, les continuelles privations, les soucis pour conserver la terre ingrate, l’avenir incertain, la vieillesse lamentable, une vie de bête de somme ; puis la fin, la mort, pauvre et nu comme en naissant, et le même lot de misères laissé en héritage aux enfants sortis de son sang, qui perpétueront la race des éternels exploités de la glèbe.

La pierre crissa plus douloureusement, et ce fut dans le soir, comme le cri d’une longue agonie.

L’homme se remit à la besogne, se déhanchant davantage.

Des sauterelles aux longues pattes dansaient sur la route, comme pour se moquer des efforts du paysan.

Plus loin, une pièce de sarrasin récolté mettait sur le sol comme une grande nappe rouge, sanglante.

Les deux voitures passèrent à côté de quelques