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I.



DE son grand couteau pointu à manche de bois noir, Urgèle Deschamps, assis au haut bout de la table, traça rapidement une croix sur la miche que sa femme Mâço venait de sortir de la huche. Ayant ainsi marqué du signe de la rédemption le pain du souper, l’homme se mit à le couper par morceaux qu’il empilait devant lui. Son pouce laissait sur chaque tranche une large tache noire. C’était là un aliment massif, lourd comme du sable, au goût sur et amer. Lorsqu’il eut fini sa besogne, Deschamps ramassa soigneusement dans le creux de sa main, les miettes à côté de son assiette et les avala d’un coup de langue. Pour se désaltérer, il prit une terrine de lait posée là tout près, et se mit à boire à longs traits, en faisant entendre, de la gorge, un sonore glouglou. Après avoir remis le vaisseau à sa place, il s’essuya les lèvres du revers de sa main sale et calleuse. Une chandelle posée dans une soucoupe de faïence ébréchée, mettait un rayonnement à sa figure barbue et fruste de travailleur des champs. L’autre bout de la table était à peine éclairé, et le reste de la chambre disparaissait dans une ombre vague.

Un grand silence régnait, ce silence triste et froid qui suit les journées de dur labeur. Et Mâço allait et venait, avec son ventre énorme, et son goître semblable à un battant de cloche qui lui retombait ballant sur la poitrine.

Elle parla :