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LA SCOUINE

vingt-cinq ans, lui fut tout-à-coup remonté à la bouche. Il fut l’homme de sa nourriture, l’homme dont la chair, le sang, les os, les muscles, le cerveau, le cœur, étaient faits de pain sur et amer. Et le pain était comme le levain qui aurait fait germer dans cette pâte humaine, la haine, le crime, le meurtre.

Vomissant une litanie d’horribles blasphèmes, Tifa le bras levé s’avança sur son père.

Au-dessus de la porte, un Sacré-Cœur de Jésus écarlate, l’air bon, la figure douce et sereine contemplait ce spectacle.

Auprès du puits, la Rougette attendant d’être traite meuglait longuement en regardant du côté du groupe.

Tragique, menaçante, Mâço se jeta en avant de son mari.

— Touche pas à ton père.

Mais Tifa la bouscula, la rejeta en arrière, et la vieille femme alla heurter de la tête la façade de pierre. Brandissant un fer à repasser, la Scouine se porta à la rescousse, mais Tifa la saisit à la gorge et ne la lâcha que râlante et à demi étranglée.

Usé par plus d’un demi-siècle de rudes travaux pour acquérir de la terre et encore de la terre pour ses enfants, l’estomac délabré par le pain sur et amer, le vieux Deschamps, si vigoureux autrefois, qui cognait sur tout le monde et à tout propos, invalide maintenant, restait là sans bouger, répétant : Malheur… malheur…

Tifa, un peu calmé, rejoignit Raclor.

L’œuvre de destruction recommença.

La hache bientôt s’attaqua aux arbres fruitiers. Le premier fut un grand prunier dont les fruits, chaque année, servaient à faire des confitures, et