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LA SCOUINE

fou et elle éprouva un sentiment de rancune satisfaite. Ragaillardie, elle reprit avec une nouvelle vigueur les deux chaudières débordantes de lait, qu’elle avait un moment déposées sur le sol.

Le vent, dans les champs de blé d’Inde, jouait des marches funèbres.

Arrivé à l’église, Tofile attacha son cheval à la porte du cimetière et pénétra dans l’enceinte réservée aux morts. C’était un terrain bas, à fond de glaise, impossible à égoutter. L’eau s’infiltrait lentement dans le sol, pourrissant les cercueils en quelques mois et faisant de la chair humaine une sorte de bouillie fangeuse et infecte. L’enclos était une sorte de bassin sale et mal tenu, sentant l’abandon et l’oubli. Les dernières pluies avaient produit de larges mares qui noyaient les trépassés.

Tofile avait allumé sa pipe et il allait à travers les marbres penchés, les monuments en fer rongés par la rouille et les planches de bois aux inscriptions effacées, recouvertes de mousse. Il s’arrêta à l’endroit qui lui avait été assigné, enleva son veston qu’il accrocha à une croix manchote et se mit en devoir de creuser la fosse de son frère. La bêche, sous la pression du pied, s’enfonçait aisément et Tofile, tout en tirant des bouffées de sa pipe, rejetait de chaque côté de lui de grosses briques de terreau gras et luisant. Il travaillait posément et sans hâte comme il faisait toute chose d’ailleurs. L’eau, maintenant, envahissait lentement la fosse et Tofile en avait par-dessus la cheville du pied. Lorsqu’il eut atteint la profondeur voulue, il planta là sa bêche et retourna à sa voiture. D’un effort, comme il eût fait d’un sac d’avoine, il chargea le cercueil sur son épaule et le porta à la tombe qu’il venait de creuser.