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LA SCOUINE

ans, il avait passé deux mois avec la même chemise, sans personne pour s’occuper de lui, pour le soigner. La maladie lui avait coûté la perte d’un œil. S’il n’avait pas crevé alors, c’est que la mort évite les pauvres, les gueux, les mangeurs de misères… Et toute sa vie s’était écoulée semblable, presque la même, toujours. C’était donc ici qu’il était né, qu’il avait commencé son existence de paria, jeté sa première plainte. Le sort lui avait été contraire, injuste, impitoyable ; son lot ne contenait que des peines.

Et lui, le déshérité, il était devenu le Coupeur, le châtreur des bêtes des champs. Et, de par son métier, il avait supprimé des milliers de vies possibles.

Et toujours la roue criait, gémissait, comme quelqu’un que l’on torture…

Et le frêne diminua, diminua, disparut.

Le poulain était décidément fatigué, presqu’épuisé. Il ne marchait plus qu’au pas, et à chaque maison, malgré les efforts de Charlot, faisait un écart devant la porte et s’arrêtait, pour signifier qu’il en avait assez. Les gens croyant voir arriver des visiteurs, s’avançaient jusqu’au bord du chemin, puis se mettaient à rire aux éclats. À coups de hart, Charlot faisait repartir le poulain, mais la roue chantait toujours sa complainte, signalant de loin les promeneurs à la curiosité des habitants. Charlot, Bagon et la Scouine entendaient sur leur passage des remarques railleuses, voyaient des figures qui avaient l’air de se moquer d’eux. À une ferme, Charlot se décida à demander de l’huile pour graisser sa roue. L’homme ne paraissait pas empressé. Il commanda tout de même à son fils d’aller chercher le biberon à la grange. En attendant, Charlot s’in-