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IMAGES DE LA VIE

mariée, mais il ne l’a pas vue depuis des années. Sans scrupules, elle lui a arraché une partie de ses économies et elle ne veut plus le voir. Lorsque le tramway est arrivé au terme de sa course, il retourne chez lui, vers la maison silencieuse, où personne ne l’attend, où personne ne sera là pour l’accueillir, où il sait trop bien qu’il ne verra pas la figure aimée de sa vieille compagne disparue depuis longtemps, qu’il n’entendra pas sa voix, ni aucune autre voix.

Par moment, il a un besoin éperdu de causer avec quelqu’un, avec un passant, un étranger, mais les étrangers n’ont pas de temps à perdre ; ils vont à leurs affaires et se soucient fort peu de parler avec un vieil homme qu’ils soupçonnent d’être un quémandeur d’une pièce de monnaie ou un esprit troublé. Ils continuent leur route.

— Bon, je vous ai assez ennuyé avec mes histoires. Ça m’a fait du bien de vous parler, déclara-t-il. Maintenant, je vais continuer. Et il s’éloigna d’un pas lent.

— Bonne chance, dis-je en manière d’adieu.

La pathétique image du vieil homme s’était presque effacée de ma mémoire lorsque repassant quelque six mois plus tard sur la rue où il m’avait abordé pour me raconter le drame intime de sa vie, je crus soudain le reconnaître. Il s’appuyait de la main gauche au mur d’un magasin et il pressait sa droite sur son cœur. Ses yeux exprimaient la terreur, l’angoisse. Sans doute, il traversait une mauvaise crise.

— Avez-vous besoin d’aide ? Voulez-vous quelque chose ? lui demandai-je. Il me regarda avec une expression vague, sans répondre. On aurait dit qu’il ne pouvait parler. Au bout d’un moment, il abaissa sa main droite le long de son corps et d’une voix haletante, comme s’il avait peine à respirer, il dit : J’ai eu peur. J’ai éprouvé une douleur au cœur. Ça fait deux ou trois fois que je ressens ce mal et à chaque fois, j’ai eu peur de tomber mort.

Sa figure avait une expression tragique.

— Voulez-vous que je vous conduise à la pharmacie ?

— Non, je me remets. Vous savez, ça porte un rude coup. Ça m’a pris plus fort que les deux autres fois, déclara-t-il. Dans ces moments là, on croit qu’on va mourir.