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LE VIEUX


Je m’étais arrêté en faisant ma promenade accoutumée devant la vitrine d’un magasin et je regardais quelques faïences intéressantes lorsqu’un vieil homme s’approcha de moi et commença à me parler. Un ancien ouvrier évidemment à en juger par ses vêtements très modestes. Sûr qu’il devait être trop âgé pour travailler. Un moment, je crus qu’il allait me demander vingt-cinq sous pour aller manger un sandwich et prendre une tasse de café. Non pas.

— Vous n’avez pas l’air pressé, alors j’ai pensé à vous causer un moment.

Sur cet étrange préambule, l’étranger commence à me raconter qu’il est seul dans la vie. Il a soixante-dix-huit ans et est veuf depuis huit ans. Depuis ce temps, il vit seul dans sa maison. Lorsqu’il sort, il ne laisse personne, ne dit pas au revoir à personne. Lorsqu’il rentre, il ne dit pas bonjour. Il est seul et le sera jusqu’à sa mort. Seul le jour, seul le soir, seul la nuit, seul à table. Au matin, il s’éveille seul et songe qu’il sera seul toutes les heures de la journée et que peut-être il mourra seul. Pour échapper à sa solitude, il va faire une promenade, comme ce matin, mais il ne peut aller loin, car ses jambes ne sont plus solides. Lorsqu’il a laissé sa job il y a quinze ans, la compagnie qui l’employait depuis trente-cinq ans, lui a donné une belle canne et une horloge, mais un jour, il a oublié la canne sur un banc, dans un parc. Elle lui serait bien utile aujourd’hui.

Quelques fois pour échapper à sa misère, à sa détresse, à l’intolérable sensation d’être seul, il monte dans un tramway. Les autres voyageurs vont vers un but, vers un endroit déterminé. Ils vont à leur bureau, à leur travail, au magasin, à leurs affaires ou voir un ami. Lui, il ne va nulle part. Il n’a ni parents, ni amis, ni camarades. À la vérité, il a une fille