Page:Laberge - Images de la vie, 1952.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
IMAGES DE LA VIE

frir du froid. Mais j’approchais de la vieille maison paternelle maintenant habitée par mon frère aîné qui l’avait reçue comme son patrimoine. En imagination, je revoyais la chambre où j’avais dormi autrefois pendant des années. Il me semblait que je trouverais là une atmosphère favorable, réconfortante, et que j’y obtiendrais la guérison en peu de jours. Enfin, nous arrivâmes. Lorsque ma compagne et le chauffeur qui me supportaient chacun par un bras m’eurent traîné jusqu’à la porte, j’aperçus de l’autre côté de la route, en face de la vieille demeure ancestrale, un champ planté de croix de bois, des croix toutes semblables, d’humbles et simples croix de bois pour des pauvres gens. Cela paraissait un cimetière, mais un cimetière particulier, spécial, un cimetière abandonné, d’une désolation infinie, envahi par les ronces et les mauvaises herbes dont les hautes et minces tiges, plus hautes même que les croix, dominaient l’étendue de neige blême, livide, qui inspirait des idées lugubres.

« Non, je ne voudrais pas être enterré là, me dis-je à moi-même avec un frisson d’horreur. »

Et mon esprit se mit à vagabonder. Peut-être une terrible épidémie avait-elle passé sur la région et décimé ses habitants. Probablement que dans une affolante panique, les parents des défunts avaient enfoui à la hâte leurs morts dans un trou à peine profond comme une auge et avaient précipitamment jeté quelques pelletées de terre sur les caisses en bois brut renfermant les cadavres des victimes du mortel fléau, craignant que le mal impitoyable ne les terrasse, ne les foudroie à leur tour. Oui, ce devait être cela. Une épidémie avait jeté le deuil et le désespoir dans tout le pays. Une épidémie de choléra ou de fièvre noire. Les gens étaient morts par centaines. On avait jeté les cadavres dans des tombereaux et on les avait conduits en vitesse au cimetière d’occasion. À cette idée, j’étais saisi d’horreur. Plus tard, les parents des victimes s’étaient entendus et avaient posé dans ce champ de petites croix de bois, toutes uniformes, pas même peintes, sans un nom. Par la suite, le cimetière laissé sans aucun soin avait été envahi par les ronces et les mauvaises herbes. À le voir ainsi, on aurait dit que c’était un coin maudit.