Page:Laberge - Images de la vie, 1952.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
IMAGES DE LA VIE

— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici celle-là ? fit le vieux d’un ton plutôt sévère.

— Elle m’a vu travailler et elle est venue me parler.

— Et elle est partie avec un panier de patates ?

— Elle ne les a pas volées.

— Oui, je comprends. Tu les lui as données. Je ne te reproche pas ça. C’est toi qui cultives la terre et tu peux bien donner un panier ou un sac de patates sans que personne y trouve à redire. Mais c’est la personne à qui tu en fais cadeau que je réprouve. On m’avait déjà parlé de vos rencontres mais je refusais de croire à ces histoires. Maintenant, je vais te dire ce que je pense de cette fille. Tu sais que c’est une bâtarde. Elle est née dans une vieille écurie et sa mère est morte dans une vieille écurie. La fille vit dans la même vieille écurie et elle a eu là deux enfants, deux bâtards. Moi, je ne veux pas de bâtards dans la famille. Pas de scandale, pas de déshonneur. Je ne sais si elle cherche à se faire marier, mais je te dis une chose. Si tu épousais cette fille-là, tu irais vivre avec elle où tu voudrais, mais elle n’entrera jamais dans ma maison. Ayant ainsi parlé, le père Vital Desmoines tourna sur ses talons et, sans jeter un regard en arrière, rentra chez lui.

Ce fut là le point tournant dans la vie de Martial. Désappointé, malheureux, il fut des mois sans parler à son père. Il accomplissait la besogne routinière, mais sans intérêt. Jusque là, il avait vécu une existence normale, il avait été un garçon comme les quatre cents autres de la paroisse, mais à partir du jour où il reçut de son paternel un dur avertissement, il devint ce qu’on peut appeler un mauvais sujet. Son caractère changea complètement. Jamais il ne restait à la maison le soir. À peine la dernière bouchée de son souper avalée, il sortait pour aller rencontrer un groupe de camarades à l’auberge. L’on buvait et l’on jouait aux cartes pour de l’argent. Parfois, l’on restait à table toute la nuit et toute la journée du lendemain. Martial était toujours le dernier à abandonner la partie. Lorsqu’il se sentait les idées trop brumeuses, trop embrouillées, il arrêtait de jouer mais il ne cessait pas de boire. Souvent, alors que ses copains partaient, s’en allaient chez eux, lui prenait une chambre dans la maison,