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IMAGES DE LA VIE

LE JARDIN MERVEILLEUX[1]


L’âme d’Aline était comme un lac tremblant.

Elle était comme un de ces lacs à la surface opaque, incessamment agités par des courants sous-marins ou par des causes inexplicables, de ces lacs qui n’ont jamais de mirages parfaits, qui ne réfléchissent que faiblement l’ombre des nuages qui voguent au ciel ou du canot qui glisse à leur surface.

Et jamais ou presque jamais Dercey ne pouvait voir se refléter une image dans cette âme mystérieuse.

Un jour toutefois, il eut une surprise. Aline lui racontait un incident de son enfance, son premier voyage à la campagne.

Elle avait treize ans. Sa tante Martine, une vaine et grosse personne, arrivant un dimanche matin à la maison, l’invita à l’accompagner à Joliette. Le 65e Régiment faisait là une excursion, et la plantureuse matrone voulait en profiter pour aller voir une de ses sœurs établie en cette ville. Aline accepta sans empressement et sans enthousiasme, car la tante Martine ne lui inspirait aucune sympathie. C’était une grosse dame prétentieuse, constamment en grande toilette, robe de soie aux couleurs éclatantes et chapeaux à plumes ; une grosse dame toujours en transpiration et sentant la sueur.

Aline, blonde, mince et vêtue de blanc, prit place dans le wagon à côté de sa parente pavoisée comme un monument un jour de fête. De tout le trajet, elle ne put bouger, remuer, car la grosse dame, outre qu’elle remplissait presque toute la banquette, l’étourdissait de recommandations : qu’il fallait être sage, avoir de la tenue devant le monde, ne pas tacher sa robe et autres agaçantes sornettes.

  1. Chapitre du roman Lamento.