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la vaisselle, dans l’arrière-magasin, pour aider maman, ou je lavais les carreaux de la devanture. J’accompagnais, quelquefois, mon père chez ses clients, fier de porter un peu de son bagage, quand il s’en allait, le seau de colle au bras, l’échelle à l’épaule, une blouse blanche tombant jusqu’aux genoux…

» Le commerce était précaire et les bénéfices, modiques. Ma mère cousait et brodait, afin d’augmenter les ressources du ménage. Mes pauvres parents payaient ponctuellement les traites et le loyer, mais ils se refusaient toutes les satisfactions qui semblent indispensables, aujourd’hui, aux plus petites gens. Aucune dépense superflue : toilettes, parties de campagne ou de théâtre. Mon père, comme unique récréation, cultivait un jardin, en dehors de la ville. Et ma mère, au lieu de babiller avec les voisines, se ménageait, chaque jour, quelques instants de lecture.

» La lecture, c’était sa passion ! Je l’ai vue souvent surveiller sa cuisine, un livre à la main. Le plaisir de lire, en tout temps, l’avait gardée du découragement et de l’ennui. Sa jeunesse, privée de toute distraction, ne connut pas d’autre divertissement. Pour satisfaire du moins ce goût louable, son père, en un jour de munificence, souscrivit à une collection de volumes, ayant pour titre L’Écho des Feuilletons, et reçut en prime la pendule, objet de ton inimitié ! Elle parut à ces simples une chose opulente, le dernier mot du luxe, et le fin du fin de l’art !

» Le mécanisme s’en montra, d’ailleurs, excellent, La pendule annonça, sans broncher, le mariage de ma mère, puis mon entrée en ce monde. Je fus élevé dans le respect de M. de Buffon, de son cadran et de son globe. J’appris à aimer le timbre ponctuel, aux vibrations cristallines.

» Les vingt volumes, inséparables du souvenir de la pendule, rehaussaient encore sa gloire. Je les feuilletai de mes petits doigts curieux, en bavant d’admiration devant les gravures sur bois et sur acier.

» Que dirais-tu, mon Dieu ! toi, Parisienne lettrée, habituée des cours de Bergson et de Faguet, en parcourant le fatras de ces vieux bouquins, bric-à-brac romantique et incohérent d’aventures de cape et d’épée, d’intrigues sentimentales à la Scribe, de légendes fantastiques ?… Moi, sans marchander mon plaisir, je dévorai les unes et les autres avec le même intérêt, convainc et ardent…

» Entre ces pauvres reliures fanées dormait le monde délicieux des chimères ! Je m’y plongeais avec bonheur, comme en mon élément naturel. Ma solitude aussitôt se peuplait de brillants mirages. Je m’incarnais moi-même en des formes séductrices, pour des existences violentes et exquises. Chétif écolier, je devenais d’Artagnan, l’Homme de Fer, Bussy d’Amboise ou le Dernier des Mohicans. J’escaladais murs et balcons, je ferraillais contre vingt ennemis, je délivrais Marie Stuart, j’insultais Jeanne de Naples. J’entrevis Venise et Cordoue. Je me figurai la forêt vierge, le Sahara, les steppes neigeux.

» Sans doute, un éducateur logique eût blâmé cette orgie d’imagination. Mais, de ces œuvres véhémentes et panachées, ressortaient néanmoins des leçons de noblesse d’âme, de grandiose abnégation, de courage enthousiaste, et des visions de beauté. Cela seul demeurait en ma petite âme saine, et exaltait mes rêves.

» Quoi qu’il en soit, ces ferments, entrés dans mon cerveau, y exercèrent leur action stimulante. Et, quand la pendule marqua l’instant où s’accomplissait ma douzième année, j’avais déjà commis trois ou quatre cents vers, et composé un roman, espagnol, s’il vous plaît : Juanita !…

» Mais, hélas ! une autre heure arriva bientôt, plus solennelle et plus tragique ! Mon pauvre père trépassa, tranquille et vaillant, tel qu’il avait vécu. Nous dûmes quitter la petite boutique pour un logement, très restreint, dans une rue retirée. La pendule nous accompagna. Et devant la cheminée au maigre feu qui lui servait de piédestal, des soirs et des soirs s’écoulèrent, veillées muettes et actives, où de menus bruits, rythmés par le balancier, grignotaient avec ardeur le silence : trot de ma plume sur le cahier, froissement des pages tournées, crépitation de l’étoffe, au va-et-vient de l’aiguille maternelle.

» Oh ! ce petit craquement, aussi persévérant dans sa continuité que le tic tac de l’horloge, comme il m’excitait au travail ! Cra ! cra !… Des points et des points de feston se couchaient sur la batiste, sous la poussée du dé d’argent… Cra ! cral !… Voici la part du boulanger acquise !… Au tour, maintenant, du propriétaire et du marchand de charbon… Cra ! cra !… À présent, il faut gagner un chaud pardessus pour mon garçon… Cra ! cra !… |

» — Très bien ! Va toujours ! Je te suis ! répliquait la pendule.

» Et moi, d’entendre le duo de ces voix grêles, je m’animais à l’étude. Chaque succès de classe me transportait de fierté, comme un pas difficile franchi dans une montée abrupte… En avant ! Coûte que coûte, nous grimperons là-haut ! Et, alors, quelle récompense !… La renommée, la fortune !… Maman deviendrait une dame, heureuse et honorée ! Elle serait servie, elle se reposerait. Les mains laborieuses, qui avaient tant agi, pourraient, enfin, chômer, en de longues flâneries !

» Elles s’immobilisèrent, ces pauvres mains agiles, avant que mes ambitions ingénues fussent réalisées ! Blanches et froides, elles s’unirent pour l’attitude funèbre de la prière sans fin…

» Quel crève-cœur ! J’avais à peine dix-neuf ans ! Ah ! que j’eus froid, Henriette, dans ce vide complet !… La vieille pendule, seule subsistante de l’autrefois, continua de marteler les secondes de ma solitude. Souvent, en écoutant ce bruit familier, je croyais discerner aussi le crissement fraternel de l’aiguille, qui s’y joignait jadis. Alors, les impressions d’antan se ranimaient en moi, et je m’activais à utiliser les minutes, si fugaces…

» Ainsi, cette voix du passé en prolongeait la bienfaisante influence… Et, le reconnaissant, je me promettais de toujours conserver, près de moi, quoi qu’il arrivât, ma vieille conseillère. Si je réussissais, elle me sauvegarderait des suggestions bêtes de l’orgueil, en me rappelant le point de départ de mon ascension. Si j’échouais, elle m’enseignerait la résignation, là patience, la simplicité de ceux dont elle avait mesuré le temps.

» Peu à peu, la chaîne longue et terne des jours d’effort amena les heures claires et sonores de la victoire. Ma pensée jaillit dans un livre, s’exprima tout haut sur la scène… Puis, je te connus, et tu répondis à mon amour par l’élan de toute ton âme !

» Comment t’en remercierai-je ?… Tu es la reine du présent et la maîtresse de l’avenir… Je viens de te livrer le passé, mesquin et vulgaire comme cette pauvre pendule…, et, comme elle, faisant tache dans l’harmonie actuelle, n’est-ce pas ? »

Une paume satinée s’appuya sur sa bouche, avec l’énergie d’un bâillon.

— Tais-toi, méchant !… Que ne m’avais-tu dit tout cela plus tôt ?…

Échappant à l’étreinte d’un preste mouvement, Henriette se levait et adressait une grave révérence à la pendule.

— Modèle d’exactitude et de fidélité, pardonnez-moi mes injures sacrilèges ! J’ignorais vos mérites. Continuez : vos beaux avis à votre jeune maître, en lui offrant comme exemple la belle persévérance de M. de Buffon !

Puis, se rapprochant de la table à écrire, elle déposa, d’un geste charmant d’offrande, les deux roses de sa ceinture, devant le petit cadre où souriait, en simples atours, la mère de Gilbert Savin.

Alors, se laissant tomber enfin dans les bras qui la cherchaient, la jeune femme acheva, les yeux clos sous un baiser :

— Vilain, qui as douté de moi ! Sache-le ! J’aime le passé qui te fit tel que je t’aime, et qui te légua tout ce qui une rend fière de ton nom !… Mais, ce passé, il faut me l’ouvrir tout grand, sans réserve !… Mon amour prétend te suivre partout !

— Crampon ! fit-il, dans un rire ému…

À cet instant, le timbre de la fameuse pendule sonna six fois… Mais ni l’un ni l’autre des jeunes époux ne l’entendit.


MATHILDE ALANIC.