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pesante couche de terre et avait des yeux qui me regardaient. J’entendais la voix que j’avais tant aimée. Cette voix étouffée, étranglée maintenant, m’appelait à son secours, puis poussait des hurlements de rage, de désespoir et de malédiction…

Quelquefois, cependant, je me rappelais Louise, ma jeune protégée, ma confidente, mon amie ; le regard doux et serein de ses yeux, le son de sa voix d’enfant espiègle auraient été un baume salutaire à ma douleur. Mais j’étais convaincu que ma présence lui porterait malheur, tandis que, loin de moi, elle se marierait sans doute, deviendrait une épouse heureuse, une mère de famille aimante et douce.

Je ne la revis plus.

XIX

Les mois s’étaient écoulés, puis les années depuis la mort d’Hermance. Mes cheveux étaient devenus gris.

Un jour un homme vint me demander à l’hôtel. Je reconnus cet homme. Je l’avais vu autrefois chez la pauvre petite Louise dont il était le voisin. Il me pria de le suivre ; je le suivis, pressentant un nouveau malheur. Nous arrivâmes à la maison de l’ouvrière, nous gravîmes l’étroit escalier que j’avais gravi si souvent.

Au cinquième étage, mon guide s’arrêta. « La grand’mère, me dit-il, est au cimetière depuis un mois. » Il poussa la porte : je vis Louise pâle et blanche étendue tout habillée sur son lit ; je me précipitai vers elle ! Elle était morte… Un réchaud éteint se voyait encore au milieu de la chambre ; une lettre à mon adresse était placée sur la cheminée.

N’ayant pas le courage de lire moi-même, je fis lire la lettre par l’homme qui m’avait amené : « Louise me remerciait du bien que j’avais fait pour elle et pour sa grand’mère, Lorsque j’avais cessé de les voir, elle s’était aperçue qu’elle m’aimait d’amour. Elle avait bien cherché alors à me retrouver et avait fini par apprendre que j’étais un grand seigneur très riche, et que j’étais marié. Cette découverte n’avait point diminué son amour ; elle s’était juré de ne jamais se marier. Tant qu’avait vécu sa grand’mère, Louise avait eu le courage de vivre et de travailler ; maintenant que la pauvre vieille femme avait quitté ce monde, elle voulait s’en aller aussi ; elle avait allumé du charbon et allait s’endormir. Elle me priait de la faire enterrer au cimetière Montparnasse, où les restes de sa grand’mère reposaient. Elle me demandait pardon d’avoir osé m’aimer. Elle me demandait aussi pardon du chagrin probable que me causerait sa mort. Elle me disait au revoir dans le ciel… »