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« Onze heures et demie.
« Mon cher Albert,

« Tu ne m’aimes plus. Je le sais. Je le sens. Connaissant ma conduite envers toi, tu ne veux pas me chasser : voilà tout. — C’est délicat, et je t’en remercie. Tu me gardes par pitié, n’est-ce pas ?… Je ne te pèserai plus lourd, je le le jure : tu seras le dernier qui m’aura possédée, toi le premier que j’aie aimé. Dans une heure, je serai morte. Seulement, en m’empoisonnant chez toi, je pourrais t’attirer des désagréments : j’irai donc mourir ailleurs. Adieu, mon Albert. Sois heureux ! C’est mon plus cher et mon dernier vœu.

« Aline. »

« P. S. Si tu es assez généreux pour vouloir t’occuper de mes restes, tu les trouveras dans une des chambres de l’hôtel des Pyrénées, où je vais de ce pas.

« A. »

Albert, plus pâle qu’un linceul, ne fit qu’un bond jusqu’à l’armoire où deux redoutables poisons étaient cachés : du laudanum de Rousseau et du chlorhydrate de morphine. La première de ces drogues, étant d’un emploi très fréquent, est indispensable dans un ménage. — Pour la seconde, ayant contracté l’hiver passé la funeste habitude qu’on nomme morphiomanie, Albert en faisait un usage journalier.

Pas une goutte de laudanum ne manquait, pas un grain du vénéneux alcaloïde.

— « C’est étrange (fit-il entre ses dents — qui claquaient), Aline n’ignore ni l’existence de ces fioles, ni les propriétés toxiques de leur contenu. Rien… rien !… »

Une flamme d’espoir emplit son œil.

— « Peut-être est-il temps encore ? »

Et il sortit comme un fou.

IV

Comme un fou, il bondit par les rues, enjambant tous obstacles, effarant les noctambules, témoins de sa course échevelée. Il carillonna à l’hôtel indiqué, prit ses renseignements d’un tel air que le garçon de garde crut s’éveiller dans l’autre monde, fit un saut jusqu’à l’entresol, et frappa violemment à la porte no  6.

Pas de réponse. — D’un coup d’épaule, il enfonça la porte. Aline était là, sur le lit, couchée en une posture bizarre, la face congestionnée, l’œil hagard, injecté, d’où s’échappait un regard mort, blanc-