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III

Albert était furieux, une heure auparavant, en quittant la chambre. Sa fureur se fit indescriptible rage, quand il eut réfléchi, dans la rue, à ce qui s’était passé dans l’escalier.

— Comment ! il aurait pu se tuer là, comme une bête, sans qu’Aline ouvrît seulement la porte ! Et cette fille prétendait l’aimer ! Ah ! pauvre sot ! trop grossières avaient été ses illusions ! Aujourd’hui seulement il jugeait à sa valeur la malheureuse qu’il avait ramassée, piteuse et apitoyante, sur le pavé banal où chacun peut, à sou gré, cueillir ce qui fleurit ou verdit entre les pierres.

— « Ingrate ! » fit-il tout à coup. « Sans cœur ! »

Et longtemps, — des heures, — il s’en fut, vaguant au hasard par la ville, heurtant les passants au détour des rues, sans même se retourner, pour jeter une excuse sur sa maladresse. Il était onze heures du soir : bien des vitrines resplendissaient encore, et le boulevard, très animé, fourmillait de bourgeois — avides, après un jour brûlant de juillet, d’aspirer la fraîcheur sous la verdure un peu avare des marronniers, sentinelles qui se succèdent de dix en dix mètres. — Lui-même se calma peu à peu. Malgré tout, il ne se coucherait pas de la nuit, et rentrerait seulement au matin, pour avoir avec sa maîtresse (après que tous deux auraient pu peser les choses à loisir) une explication calme et sérieuse… Somme toute, il l’aimait encore, sa petite Aline. Puis, en conscience, avait-il pas eu ses torts ? C’est le soufflet qui avait causé tout ce gâchis… — Étrangement tiraillé des désirs de son cœur aux revendications de son orgueil, il était tantôt décidé — presque — à courir chez sa petite femme tout de suite, tantôt indigné contre lui-même par la conscience de sa lâcheté.

Il n’était pas dehors depuis trois heures que l’amour l’emporta : il regagna sa maison, rasséréné tant soit peu, sous la domination calmante de cette superbe nuit estivale. Les fenêtres étaient éclairées : il en conçut un favorable présage ; il monta l’escalier. Cette humiliante concession avivait un peu son teint, et son cœur battait bien fort. Lorsque, ayant ouvert la porte, il vit la chambre vide, le lit point défait, l’armoire à glace dégarnie de quelques objets de toilette féminins, il lui prit au cœur une glaciale sensation, et comme le sentiment vague, mystérieux, d’une irrémédiable catastrophe.

Mais où sa physionomie, tendue déjà par l’émotion, s’imprégna d’une angoisse profonde et solennelle, ce fut quand tombèrent ses yeux sur le chiffon de papier, signé Aline, lequel jaunissait sous les derniers rayons blêmes de la lampe expirante.

Albert pressentit un malheur.