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Et qui parle d’ailleurs ici de silence ? Celui qui règne en la cité brugeline n’est pas le sourd et stupide silence sans échos où se meurt autre part la vie et qui est comme le bruit sensible de la mort qui n’aurait jamais vécu : il est le silence qui parle, bruit, chante, soupire, gémit, tout empli des surnaturelles musiques que le vent, le soleil, la pluie arrachent aux sources simplement taries de l’activité humaine. Les tourelles et les clochetons qui s’enchevêtrent au ciel brugeois sont comme autant de lyres résonnantes aux cordes desquelles la griffe des ouragans pince de plaintifs arpèges. Son Beffroi ressemble à un énorme clairon dans la nuée où le moindre souffle d’air fait passer des vibrations profondes. Partout l’oreille spirituelle, tendue vers le mystère de ce qui fut, perçoit des accords, des bruits lointains, la résonnance de la vie en allée ; et comme si une myriade d’oiseaux chanteurs, nichée sous l’auvent de ses toits, y gazouillât perpétuellement un répertoire de lieds et de complaintes, la pierre elle-même y a des symphonies gémissantes et voilées.

L’Illusion est la vraie reine de ce royaume des sorcelleries où son coup de baguette, pareille à celle des fées malicieuses, à tout instant change les aspects, confond les perspectives, déplace les horizons, et sur la Réalité, cette souche qui pousse en terre ses racines, épanouit les fruits d’or du grand arbre Idéal. C’est qu’en pays flamand, le ciel, le climat, l’atmosphère se font toujours complices de la miraculeuse beauté du décor et, comme un voile aux reflets prismatiques derrière lequel les formes prendraient une ambiguïté décevante de vision, répandent, sur la matérialité des choses, l’ondulante et souple et étincelante enveloppe des brumes marines, lamées de soleil sur un fond pâle de transparentes mousselines. La brutalité du réel se consume et s’alanguit aux chimériques magies de cet air moite où les couleurs et les angles, comme des objets réfractés dans l’eau, se brisent en longues oscillations moirées, si bien qu’on ne sait plus si l’on a sous les yeux du marbre rose ou de la brique, de la réalité ou de la fantasmagorie, et que le présent, dissous en ces humidités du ciel, finit par se décolorer dans une pâleur fanée de vieilles choses, ou, pour mieux dire, par prendre le fin et délicieux coloris du passé même.

Rien ne ressemble plus, en effet, au passé que la vie actuelle, en cette ville du songe où les Clara qu’aimait le volage Egmont, immobiles derrière les petites fenêtres à croisillons, comme les figures des vitraux gothiques, semblent toujours guetter la venue de l’adoré ; où le présent lui-même, cette Belle au Bois dormant, couchée sous la forêt de piliers de ses basiliques et de ses halles, a l’air d’attendre le Prince Charmant qui doit la tirer de sa séculaire léthargie. Aux argentines matinées de mai, le paysage semble s’achever dans un frisson lumineux ; une brume scintillante danse au bout des canaux ; l’horizon