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périté abolie et vêtue de la robe de pierre sculptée que lui font ses cathédrales et ses hôtels de ville. Depuis bientôt cinq cents ans que la mort l’a touchée au front, arrêtant pour elle, à son cadran de gloire, le cours de l’heure et l’immobilisant sur le minuit d’une irrémissible décadence, ses rues, pareilles aux avenues d’une nécropole, ne conduisent plus qu’à des édifices froids comme des tombeaux, et dans lesquels s’éternise la forme de son organisme décomposé. Et, comme ce Christ de l’église de Jérusalem, elle aussi a ses pleureuses, les infinis canaux qui la sillonnent en tous sens et dont les ondes noires lavent depuis tant de siècles, sans parvenir à les étancher, les sueurs d’agonie demeurées à travers son écroulement. La nuit surtout, quand le silence, cette chauve-souris qui ne ferme jamais tout à fait ses ailes sur Bruges, mais, dès le crépuscule, les ouvre toutes larges, comme d’immenses crêpes où sombrent les places et les rues, les glouglous de l’eau étranglés au goulet des écluses ressemblent aux sanglots que dégorgeraient du fond des ténèbres de mystérieuses figures voilées, dont les larmes toujours ruisselantes auraient fini par creuser dans la pierre le lit de ses canaux.

Aucune de ces Artémises qui sont les antiques reines du monde, toujours penchées sur les cendres de leurs défuntes grandeurs, ne se désole avec plus de solennité : une atmosphère de tristesse navrée semble ici murer l’espérance plus irrémédiablement que la voûte d’un cachot ; et jusque dans le deuil des grandes mantes à capuchon qui, semblables aux cagoules des pénitentes, masquent les femmes de la tête aux pieds, on croit reconnaître les signes d’une universelle désolation.

Et pourtant, tel est le miracle qui s’opère dans les cités très illustres que, même expirée, Bruges semble vivre, sous les décombres et la ruine, d’une jeunesse éternisée. Des fils pieux essaient en ce moment de lui rendre par la restauration et l’idée d’un port maritime qui la rattacherait directement, comme par le passé, à la mer du Nord, un peu de l’afflux des énergies anciennes ; mais lors même que, pareille aux vieilles nefs radoubées, ce filial effort parviendrait à la remettre à flot, il ne semble pas que cette Galatée si merveilleusement belle sous son immobilité spectrale, puisse jamais, en s’animant, atteindre à une magnificence plus haute que celle que lui fait dans la mort sa beauté suprême de délaissement et d’oubli.

Non, aucune gloire ne vaudra pour elle la solennité de sa robe de fiancée des ombres, étoilée de larmes d’argent et dont les plis, déployés comme les cassures de ce manteau de la Vierge où Albrecht Dürer, dans un symbolique dessin, fit tenir tout l’horizon de Nuremberg, se sont épandus, à l’égard d’une houle marine, jusqu’aux confins de sa banlieue.