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existence une autre resterait maîtresse de mon cœur. Lorsque ce mariage fut accompli, il me sembla que je venais de me coucher vivant dans un sépulcre, dont la lourde pierre s’était à jamais refermée sur moi.

XIII

Je cachai au plus profond de mon être toute ma douleur. Ma femme essaya de croire que je l’aimais ; jamais elle ne me parla du passé, ni d’Hermance ; elle recouvra la santé.

J’avais la conscience d’avoir rempli mon devoir. J’évitai avec soin tout ce qui aurait pu me rappeler Hermance ; je ne cherchai jamais à savoir ce qu’elle était devenue. J’espérais l’oublier ; mais il n’en fut rien. Mon sacrifice avait été inutile, j’étais maudit : mon amour pour l’absente ne s’affaiblissait point, son image était sans cesse présente à mes yeux ; je la voyais dans sa beauté resplendissante avec le sourire hautain qu’elle avait aux lèvres le jour où elle m’avait fui ; quelquefois aussi je la voyais vieillie par la misère, me tendant une main que je repoussais. Et lorsque, ces visions se dissipant, je me retrouvais près de Luccienne, je détournais les yeux. Elle s’efforçait de calmer les chagrins imaginaires qui étaient en moi ; elle m’entourait de prévenances et me comblait de caresses. Ses prévenances me fatiguaient et ses caresses m’étaient odieuses : sa présence que je devais subir pendant de longues heures me causait une douloureuse oppression.

Pas plus que moi, la pauvre femme ne trouva le bonheur dans ce mariage qu’elle avait tant désiré. Elle comprit que jamais je ne pourrais répondre aux épanchements affectueux qui débordaient de son cœur, et les roses ne fleurirent plus sur ses joues ; sa bouche désapprit le sourire, ses traits portèrent l’empreinte d’une douloureuse résignation.

Les années de notre jeunesse s’écoulèrent ainsi, dans cette tristesse que rien ne vint distraire un seul instant. Aucun enfant ne naquit de notre union. Nous n’avions que des parents éloignés que nous ne vîmes plus. Nous négligeâmes tous nos amis ; nous cessâmes avec le monde toute relation. Jamais aucun bruit de fête ne s’échappa du vieil hôtel à l’aspect lugubre que nous habitions au faubourg Saint-Germain ; jamais aucune visite n’en passa le seuil.

(La fin au prochain numéro.)
Martial MOULIN.