Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/55

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le printemps de ma vie fut heureux. J’avais perdu mon père, il est vrai, mais à un âge où le cœur de l’enfant ne connaît pas encore la douleur. J’étais fils unique. Je fus d’abord la consolation de ma mère et bientôt son orgueil. Doué d’une rare intelligence et d’une mémoire prodigieuse, tout ce que m’enseignaient mes nombreux professeurs pénétrait sans peine dans mon cerveau et y restait gravé ; bien souvent ma surprenante sagacité devançait leurs leçons.

À dix-neuf ans je sortis premier de l’École polytechnique ; toutes les carrières qui peuvent illustrer un homme s’ouvraient devant moi. Notre grande fortune me mettant au-dessus de toute ambition, je ne demandais qu’à vivre en paix avec ma mère. Nous nous retirâmes dans un de nos châteaux, à quelques lieues de Paris.

III

Malgré leur multiplicité, mes études ne m’absorbèrent jamais entièrement ; j’aimais à me plonger dans de longues méditations. Dès l’enfance j’àtais senti vibrer en mon être un étrange sentiment, — comme une douloureuse tristesse qui avait cependant un charme infini. Lorsque fut passé l’âge de l’adolescence ce sentiment se développa et fut moins vague. Je reconnus que j’aimais. Mais l’objet de mon amour n’appartenait pas au monde extérieur, il vivait en moi. C’était une femme à la divine beauté que je voyais dans tous les rêves de ma brûlante imagination. Son image était confuse cependant ; je n’aurais pu dire si elle était blonde ou brune, méchante ou bonne ; ce que je savais bien, c’était que je l’adorais, que je fuyais toute société pour me trouver seul avec elle, et que les femmes jeunes et belles que je rencontrais dans la vie ordinaire ne m’attiraient aucunement, parce qu’elles ne lui ressemblaient point.

IV

Ma mère avait une sœur qui habitait l’Italie, veuve et riche comme elle, et mère d’une fille plus jeune que moi de deux ans. Le rêve des deux sœurs était de marier ensemble leurs enfants ; ma mère me fit part de ce projet ; je répondis que je n’y mettrais pas d’opposition. Ma tante et sa fille vinrent habiter Paris.

J’avais vingt-deux ans lorsque je vis ma cousine pour la première fois : elle se nommait Luccienne. Elle était petite et mignonne ; son visage, blanc comme un lis, était encadré de beaux cheveux noirs ; ses yeux bleus étaient doux ; sa voix pleine de caresses.

Quoique timide de sa nature, Luccienne fut tout de suite familière avec moi ; il me sembla que je trouvais en elle une sœur chérie ; j’aimais à la voir, à causer avec elle ; mais mon cœur n’avait point