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de huit syllabes à rimes suivies, et il a tiré de cette strophe une intensité d’effets dont nous ne l’aurions pas crue susceptible.

L’œuvre se compose de cent cinquante-neuf tercets, qui racontent en rimes éclatantes l’aventure diabolico-galante d’un seigneur du nom de Guy de Born, qui, pour mettre ordre à ses affaires, lesquelles sont en très piteux état, ne trouve rien de mieux que de se vendre au diable lui et sa femme. Naturellement le diable accepte, mais comme il était un peu méfiant de sa nature (c’était peut-être le jeune diable qui avait été trompé par la vieille de Papefiguières), il exige que la clause relative à la femme soit constatée par un contrat en bonne et due forme. Guy de Born ne se fait pas prier. Pour répondre à cet empressement, le diable, qui est rond en affaires, exécute le premier la convention. : les richesses regorgent au château de Werchessesburg. Guy de Born manie les ducats à brassées. Au duc maintenant de remplir les conditions. Il entraîne sa femme Anna au fond de la forêt où Satan doit la saisir. Mais les plus truculents prodiges se dressent soudain devant eux : le sang coule des murs, les oubliettes ululent, le bois se peuple de fantômes. Cependant le couple éperdu poursuit sa course vertigineuse à travers le hérissement des arbres et des spectres.

En honnête moraliste et en chrétien orthodoxe qu’il est, Zénon-Fière n’a point voulu le triomphe définitif du mal.

Anna obtient la faveur de prier un instant dans un oratoire qui se trouve sur ses pas. Exténuée de fatigue et d’émotion, la jeune épouse s’endort. Sur ce, la Vierge se substitue à elle, et c’est l’immaculée en personne que Guy de Born prend en croupe sur le seuil de la chapelle.

Fureur de Satan, qui reconnaît bien vite Celle qui lui a écrasé la tête :

C’est bon ! Démons aux triples crocs,
Tailladez-moi, de mille accrocs,
Le râble de ce chef d’escrocs.

Alors commence la Course aux abîmes, épouvantable épilogue de ce sombre poème.

L’infortuné duc est emporté par une meute féroce, qui le fouette, le cingle, le déchire, le scalpe.

Esquissant des gestes difformes,
Les bras des cyprès et des ormes
Lui lancent des soufflets énormes.

Il chevauche ainsi jusqu’au chant du coq, signal diabolique de l’engloutissement définitif :

Depuis lors, une odeur de soufre
S’exhale nuit et jour du gouffre
Où Guy de Born à jamais souffre !

FABRE DES ESSARTS.