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L’ŒILLET ROUGE


Toute frêle et debout sous les tremblantes palmes
Qu’un dattier puissamment dresse dans les airs calmes,
Toute frêle et si pâle, et son beau regard noir
Étrangement fixé sur le grand ciel du soir
Que colore un reflet de vert triste et d’or tendre,
Elle est près de la mer immense et semble entendre
Des voix douces chanter dans les flots apaisés
Qui roulent vers ses pieds leurs plis opalisés.
Ces musicales voix soupirent à son rêve
Que l’heure la plus belle est aussi la plus brève,
Que l’idéal éclat des jeunes ans s’enfuit
Dans une irréparable et ténébreuse nuit.
Ces languissantes voix jurent qu’elle est aimée,
Que la brise du soir est tiède et parfumée
De l’extatique odeur des prochains orangers.
Ces voix disent qu’au ciel des pays étrangers
Elle vint demander, malade et condamnée,
De quoi vivre de plus encore cette année.
Ah ! vivre, n’est-ce pas consumer ardemment
Ces jours, les derniers jours de son être, en aimant ?
Et comme en une ivresse effrayée et farouche,
Sans parler, elle appuie à sa brûlante bouche,
Et plus pâle, un œillet pourpré comme un beau sang.
Elle donne à la fleur un baiser frémissant,
Un baiser où s’étanche une soif criminelle ;
Et, mystique concert des choses, autour d’elle
Voici que le couchant s’enflamme, que la mer
Est rouge, qu’un frisson de pourpre court dans l’air,
Et toujours, sur la fleur vivante et dangereuse,
Se traînent les baisers de sa bouche amoureuse.

Paul BOURGET.