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tenue militaire. Non pas. Il était presque coquet, Dieu me pardonne ! Toujours rasé de frais, toujours sur son trente et un, ayant adopté tout de suite le dolman et le pantalon à bande noire, il semblait s’appliquer à se rendre encore très présentable.

Mais on était en juillet, et, dame ! il s’épongeait à cœur-joie ! Une odeur fade montait dans l’air, l’odeur de ces draps renfermés qui s’étageaient sur les planches du magasin, en piles énormes, montrant les douteuses blancheurs de leurs doublures, rebelles aux lavages à grande eau, tandis que, dans un coin, grandissait le stock des effets réformés, bretelles de fusil à demi moisies, cartouchières déchirées, porte-sabre dix fois recousus, étuis-musettes troués, — tout le décrochez-moi ça annuel d’un régiment où l’on trime dur.

Les hommes de corvée, profitant du moment de repos, s’étaient assis sur les sacs d’où l’on tirait tout ce matériel vénérable, éreintés, eux aussi. Pingée, machinalement, par une habitude de vieux comptable, revérifiait une addition.

— Sapristi de sapristotte ! répéta le capitaine, qu’il fait chaud !

II

— À vos rangs, fixe !

À ce cri, subitement poussé par Pingée, tout le monde s’était levé, et les doigts s’appuyaient réglementairement sur la couture du pantalon.

Le colonel venait d’entrer au magasin.

— C’est bon, c’est bon, dit-il, en faisant un signe de la main.

Et comme Grandjean s’avançait vers lui, il lui prit le bras, et, à l’oreille, il lui dit :

— J’ai à vous parler.

Il était fort rouge, le colonel, très embarrassé, tout drôle.

— Renvoyez-moi ce monde-là, ajouta-t-il brièvement.

Quand ils furent seuls, tous les deux, il se gratta un instant la tête, marcha de long en large dans le magasin, revint se placer en face de Grandjean, et lui serra la main, très fort.

C’était un vieux camarade du capitaine ; il était de la même promotion que lui, et le hasard les avait rassemblés tous les deux, à la fin de leur carrière, après des rencontres nombreuses sur le même champ de bataille.

— Sacré nom d’un chien, Grandjean, dit-il brusquement, ce n’est pas commode ce que j’ai à vous raconter !

— Mon colonel…

— Eh ! fichtre, appelez-moi par mon nom, ici !… Nous ne sommes pas en service… Je voudrais diablement ne pas être votre colonel, en ce