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LA LÉGENDE
TRÈS-AUTHENTIQUE
DE L’EAU, DU FEU, DU VENT ET DE L’HONNEUR

L’Eau, le Feu, le Vent et l’Honneur voyageaient de compagnie. C’étaient quatre bons amis, marchant gaiement, comptant peu, ne se chagrinant point et s’amusant beaucoup.

Un jour, il fallut pourtant se séparer.

Mais la séparation les attristait tous.

Chacun s’en allait donc de son côté, ne sachant s’il reverrait jamais ses autres compagnons, quand le Vent les arrêtant leur dit :

« Or çà, mes amis, nous ne pouvons nous séparer ainsi. Donnons-nous rendez-vous, afin que nous refassions ensemble, aussi joyeusement que nous venons de le faire, le tour du monde. Nous retrouver n’est pas si difficile. Pour moi, ajouta-t-il, la chose est des plus simples. Sitôt que vous verrez seulement frissonner les dernières branches des longs peupliers, vous pourrez sans crainte vous dire : le Vent n’est pas loin. »

« Si ce n’est que cela, interrompit l’Eau, rien n’est plus facile. Dès que vous apercevrez dans la plaine une petite touffe verte de joncs, arrachez-la, je serai dessous ! »

« Un peu de fumée bleue s’envolant légère dans le ciel, fit à son tour le Feu, vous annoncera ma venue ! »

L’Honneur ne disait rien. Tout triste il restait là, considérant ses compagnons.

« Et toi, l’Honneur, tu ne nous dis rien, demandèrent-ils. Apprends-nous donc comment nous pourrons te retrouver.

« Moi, répondit-il, en secouant la tête ! — Hélas, mes pauvres amis, nous nous séparons pour toujours. Qui m’a une fois quitté, ne me retrouve jamais plus ! »

Ce sont les vieux en Provence, qui racontent cette naïve légende aux petits. Ceux-ci les écoutent bouche béante, les yeux grands ouverts, ayant au fond de leur cœur d’enfant quelque chose comme une crainte vague de cet honneur qui ne veut plus revenir. Pour moi, je me souviens que chaque fois que le Mistral soufflait, faisant claquer les branches, que nous allions arracher les petits joncs avec lesquels nous tressions de mignonnes et vertes corbeilles, ou que par-dessus les toits rouges montaient en flocons blancs la fumée des cheminées, il me revenait sans cesse à la mémoire l’histoire de ce quatrième compagnon qui partit, et que les autres ne retrouvèrent jamais plus.

Fernand BEISSIER.

LES LIVRES

Poèmes tragiques, de M. Leconte de L’Isle, chez Lemerre. — La Princesse Casse-cou,
Librairie Théâtrale, 14, rue de Grammont.

Les Poèmes tragiques de M. Leconte de Lisle ont paru.