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Reské, une voix suffisamment forte et très limpide. Il a composé son rôle avec beaucoup de jeunesse et de mysticité. Le gros rôle de basse Phannel est confié à son frère, M. Ed. de Reské ; quant à Salomé, ce rôle a éprouvé bien des vicissitudes : créé et quitté par Mlle Fidès Devriès, il a été repris et quitté par Mlle de Reské malade ; aujourd’hui on chante I Puritani avec Gayarré et Mme Zina Dabi. Je n’ai entendu dans Salomé que la première créatrice Mlle Fidès Devriès ; elle y était véritablement admirable. Depuis, cette cantatrice a été malheureusement éloignée de la scène des Italiens par des conventions antérieures avec la direction de Monte-Carlo, et par des différends regrettables dont vous avez lu les détails dans les feuilles quotidiennes. Ces différends donnent lieu en ce moment à procès.

Je ne veux pas vous entretenir de la querelle, mais si, comme l’a affirmé un journal, les misères faites à MM. Corti et Maurel viennent du désir de frustrer les courageux directeurs, qui ont monté Hérodiade à grands frais, du droit de la jouer et d’en tirer profit, pour transporter l’opéra sur une autre scène, je déclare que cela n’est point brillant, et j’espère que le public et les tribunaux feront justice.

Il serait vraiment grand dommage que cette belle entreprise de MM. Maurel et Corti, ne gardant pas quelque soutien puissant, fût condamnée à périr, comme je le crains. En maintenant toutes les réserves que j’ai faites précédemment au sujet du genre même, je dois avouer que ces directeurs m’intéressent parce qu’ils sont hardis et font grand et beau, demandant au public de les soutenir, de les suivre dans leur voie. Les grandes bourses intéressées ne conserveront-elles pas à Paris ce centre de vie artistique élégante et riche ? Nous y avons en ce moment une superbe reprise de l’opéra de Donizetti, Lucrèce Borgia, avec des voix magnifiques qui font presque oublier la nullité d’orchestration et la pauvreté d’harmonie de cette œuvre italienne. Gennaro y est joué par une célébrité espagnole, le ténor Gayarré.

C’est une délicieuse voix, jeune, fraîche, claire, avec des douceurs et des douleurs exquises, des notes ténues d’une ténuité de timbre surprenante. Un peu nasal parfois, comme tous les italiens, il vise, comme eux tous, aux effets exagérés, multiplie les ports de voix et éternise les points d’orgue. Mais comme les femmes le lui pardonnent ! et quels tonnerres d’applaudissements, et quels rappels méridionaux après le trio du deuxième acte, et surtout après l’air du troisième « com’è soave quest’ora di silenzio… » M. Gayarré toucherait, paraît-il, six mille francs par soirée, deux mille francs par acte. C’est trop, mais est-ce cher ? À côté de lui, Mme de Capeda (Lucrezia Borgia) ne fait pas disparate, c’est une belle voix, pleine et sonore dans sa maturité.

Maurel a joué le mari de Lucrèze en comédien consommé, surtout la scène du poison du deuxième acte ; son organe m’a semblé un peu