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DURA LEX
(1870)

Il y a dans la vie des événements, où l’on ne joue qu’un rôle secondaire, même celui de simple spectateur, et qui laissent néanmoins dans la mémoire des impressions ineffaçables. Plus elles ont été pénibles, plus elles reviennent à l’esprit, véritables cauchemars qui vous étreignent sans cesse de leurs poignantes obsessions. Vous avez beau lutter, les efforts que vous faites pour vous en délivrer sont vains. Celles que j’éprouvais la première fois que je vis appliquer la loi martiale sont de ce nombre.

Ce fut à l’armée de la Loire, dans des circonstances bien faites pour frapper l’imagination déjà surexcitée par les funestes événements de la guerre.

Nous étions à Gien. Un matin de la fin d’octobre le régiment de marche des tirailleurs algériens, campé sur la berge de la Loire, fut réuni sans armes dès le réveil, vers six heures et demie. Le ciel était gris, sombre, triste ; l’air froid, brumeux.

On conduisit le régiment en dehors du camp, à un endroit où le fleuve forme, sur la rive gauche, une légère concavité et où la rive opposée se dresse en talus escarpé au-delà des dernières maisons du faubourg. Toute la ville paraissait encore plongée dans le sommeil.

Les tirailleurs marchaient sans bruit, les commandements se faisaient à voix basse. Il y avait une sorte de recueillement dans cette troupe. On aurait dit qu’elle avait le pressentiment du drame auquel elle allait assister. Cependant on ne lui avait pas encore communiqué les ordres en vertu desquels le régiment était rassemblé.

Arrivés au point désigné, les tirailleurs sont formés en carré, celui du bord de l’eau restant vide. Les officiers expliquent en arabe à leurs soldats qu’ils viennent assister à une exécution.

Un tirailleur, du cadre français, avait été condamné la veille par la Cour martiale pour avoir insulté un adjudant. Il l’avait appelé : « Polisson ! »

La Cour martiale ne prononçait d’ordinaire que la peine de mort et, aux termes de la loi, les jugements de ce tribunal s’exécutaient dans les vingt-quatre heures.

Un instant après le condamné fut amené par la gendarmerie.

On le plaça au milieu de la face du carré restée vide et en avant d’une fosse creusée à dessein.