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Ah ! çà, c’était autre chose. J’avais dix-sept ans et dame !, — le cœur commençait à me battre fort quand je me trouvais en face d’elle. C’était une fillette brune, avec deux grands yeux fripons, adorable sous sa petite coiffe blanche, dont les deux cornettes se dressaient mutines et mignonnes au dessus de ses longs et puissants bandeaux de cheveux noirs tordus à la diable, et s’échappant en mèches folles tout le long d’une nuque ambrée sous les caresses d’or du soleil. Elle habitait le mas voisin et s’en venait tous les matins porter à ses gens la grosse et bonne soupe grasse où l’on plante droit la large cuillère de fer battu.

Mon Dieu ! — vous l’avez deviné — ce n’était ni une marquise, ni une duchesse, ni même une de ces fières bourgeoises d’Arles, qui s’en vont superbes, le dimanche, étaler sur les Lices, leurs grands fichus de mousseline ou leurs rubans de velours noir.

C’était tout simplement une petite servante, mais si accorte, si mignonne, si avenante que — vrai — quand elle arrivait le matin, aussi fraîche que les fleurs s’ouvrant humides de rosée, au milieu des prés verts, je ne sais pas si bourgeoises, marquises ou duchesses n’auraient pas, au fond de leur cœur, jalousé ses yeux noirs et envié ses joues adorablement roses. Et puis — vous savez — en amour l’on n’y regarde pas de si près, et une jolie fille est toujours une jolie fille. Ce sont les vieux de chez nous qui disent cela. Et ils s’y connaissent les vieux !

Moi je ne perdais aucune occasion de me rencontrer avec elle ; — mes dix-sept ans me pesaient ferme, je n’aurais pas mieux demandé que de m’en servir, mais je n’osais pas. C’est drôle, n’est-ce pas ?

— Mais c’est pourtant ainsi. C’est diablement difficile la première déclaration.

Quand j’étais seul je formais les plus beaux projets ; je voulais lui dire ceci, lui dire cela. Et lorsque je me trouvais en face d’elle rien ne venait. Je me disais : « Mais va donc ! va donc, grand peureux ! » — Je ne trouvais rien, je rougissais — et je la quittais chaque jour sans être plus avancé que la veille.

Il me semblait parfois la voir sourire ; sa bouche, rouge comme une cerise, s’entr’ouvrait moqueuse, me montrant une rangée de quenottes blanches, pointues comme les dents d’un jeune loup, et je m’en allais baissant la tête, honteux et furieux de ma timidité. — C’était lorsqu’elle n’était plus là que mon grand courage me revenait.

Oh ! ce que j’aurais donné pour être comme les autres garçons qui le soir, sur l’aire, au clair de lune, entraînant les filles, dansaient la farandole en chantant les vieux airs du roi René. — Ils n’étaient pas timides ceux-là ; ce n’étaient pas eux qui rougissaient — au contraire. Il y en avait un surtout, un grand, un beau garçon bien planté, avec une petite moustache brune, que je lui enviais de tout mon cœur — celui-là faisait la cour à toutes, et mon oncle, lorsqu’il parlait de lui,