Il y a vingt-cinq ans, j’avais votre âge. Dans mon cerveau flottait, vague et indécise, l’image adorable d’une femme blonde, aux cheveux d’or, aux yeux bleus. Elle veillait auprès de moi, et que de fois, dans mon sommeil, n’ai-je pas senti son haleine douce et embaumée effleurer mes lèvres ! Mais, au réveil, mon rêve s’évanouissait et, dans d’innombrables ébauches, mon pinceau ne parvenait à représenter que des formes aussi confuses que celle que j’avais entrevue dans mes songes !
Un soir enfin, rentrant à mon atelier de la rue Dauphine, je traversais le Pont-Neuf. Au ciel, scintillaient des milliers d’étoiles et dans les eaux du fleuve, éclairées par la lueur blafarde de la lune, je voyais se refléter les longues lignes de gaz qui flambaient le long des quais.
Soudain, et avant que j’aie eu le temps d’intervenir, une femme drapée dans un manteau noir enjamba la balustrade. L’onde s’entr’ouvrit et se referma sur la malheureuse ; sans réfléchir et du même endroit d’où s’était précipitée la pauvre désespérée, je sautai dans la rivière !
Qu’arriva-t-il ? Je n’en sais rien et mes souvenirs s’arrêtent là. L’eau profonde était glacée ; je perdis connaissance et des mariniers qui se trouvaient là fort heureusement, avertis par le bruit de notre double chute, eurent à opérer un double repêchage.
Quand je revins moi, j’étais dans mon atelier.
Drapée dans une superbe robe écarlate, brodée d’or, les cheveux blonds et dénoués retombant sur les épaules, les pieds chaussés de petites mules persanes, qui m’avaient servi, ainsi que la robe, à peindre une reine de Saba quelconque, une jeune fille me regardait, les yeux humides…… et ces yeux étaient bleus !
Je me levai sur mon séant, car je me retrouvais couché sur mon lit, tandis que l’apparition était nonchalamment étendue sur un sofa, en face d’un bon feu.
Je me frottai les yeux, je me tâtai, j’étais bien éveillé ! La femme idéale, tant de fois entrevue, si souvent et si ardemment poursuivie, était là, devant moi, en chair et en os !
Le lendemain, je grattais la reine de Saba ébauchée et j’en composais une autre, mais celle-là bien vivante et bien vraie. N’était-ce pas elle-même qui posait devant moi ?
Exposé à la vitrine d’un marchand, mon tableau fut acheté quinze cents francs. C’était le commencement de ma réussite. Aussi de quels soins n’entourai-je pas dès lors celle que je n’appelai jamais que mon Idéal !