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saveur bien particulière. Des prairies crépusculaires, un mince croissant de lune jetant timidement sur les prés l’ombre d’un ressaut de terrain ou faisant miroiter une mare, un calme, un apaisement inimaginables : moyens simples, impression intense et durable.

Jules Dupré nous montre huit paysages. Ses ciels où se culbutent les nuées sont d’un modelé qui défie toute comparaison. Le vieux maître peint avec une singulière solidité ; — mais cette solidité est souvent de la lourdeur. Cela tient peut-être à ses procédés d’exécution matérielle : Dupré met sur sa toile une énorme épaisseur de pâte, non pas plaquée d’un coup de couteau, mais posée comme par petites pelotes, — si bien que ses tableaux semblent avoir subi l’opération chirurgicale d’acupuncture.

Excellents paysages de Hanoteau, de Moullion, de Pelouse, de René Billotte, de Watelin, de Damoye, de Rapin, de Jules Breton, de Saintin, de Binet, de Bernier, de Harpignies.

La réputation de M. Meissonier, née sous Louis-Philippe, transformée en gloire officielle par le gouvernement impérial, n’a fait que croître depuis cette époque, grâce à la lâcheté des critiques d’art et à l’insigne crédulité du public, même intelligent. L’affectation du dédain est une excellente réclame : aussi M. Meissonier fuyait-il la promiscuité des expositions annuelles. On l’entrevoyait dans des lointains glorieux, au milieu d’une éblouissante auréole de poils de blaireau, — et l’on se prosternait dans la poussière. Cette année pourtant il daigne exposer. On a d’abord hasardé un respectueux et timide coup d’œil, puis on s’est enhardi, on a presque regardé en face. Alors l’étonnement est venu : Tiens ! j’attendais du génie, je trouve du talent ! — puis l’irrespect : quelques critiques se sont permis de discuter les sacro-saintes toiles… La foudre n’a pas anéanti ces audacieux.

Que M. Meissonier sache son métier admirablement, d’accord ! Mais a-t-il jamais posé sur une toile une note franchement humaine, émue, empoignante ? Les joueurs d’échecs, les liseurs, les polichinelles et toutes ces vignettes pignochées, c’est très joli, sans doute ; — mais comme cela nous laisse indifférent !

Et maintenant nous sommes à i’aise pour dire que le Guide est, à certains points de vue, un très bon tableau : dans un plan rigoureusement perpendiculaire à celui de la toile, les cavaliers de Rhin et Moselle, conduits par un jeune Allemand, descendent la pente rapide d’un coteau. Il y avait à vaincre une foule de difficultés, elles ont été vaincues : les raccourcis des chevaux sont d’une science extraordinaire, et le détachement s’avance sans pyramider.

La Jeune Vénitienne, vue de dos, dans l’ombre mystérieuse de la chapelle de Notre-Dame du Baiser (Madonna del Baccio), est intéressante.

Le Chant est une scène à deux personnages, avec une profusion