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vin rouge qu’il dégustait lentement, par petites gorgées. Après quoi il sortait et regagnait sa demeure.

Or, il advint un soir de l’hiver dernier une chose bien singulière.

Il y avait ce soir-là grand concert au Café Lyrique. L’affiche annonçait des merveilles. Les femmes, en toilettes claires écourtées et décolletées, avec de grosses roses dans l’échancrure du corsage, étaient assises sur l’estrade qui sert de scène. Elles se miraient aux glaces, étalaient leurs jambes, tapotaient leurs jupes, avançaient le buste, s’éventaient avec des nonchalances étudiées, pendant qu’un ténor en ruines ouvrait le feu en susurrant, la main sur le cœur et les yeux au plafond, les stances fades d’une romance d’amour.

Quand Lydal vint prendre sa place habituelle le ténor achevait sa lamentation.

Alors, une des femmes se lève. Un mouvement de curiosité vive, auquel Lydal demeure étranger, se produit dans l’auditoire. Tandis que le piano prélude, les regards inventorient la demoiselle. On fait silence.

Celle-là était, en effet, moins quelconque que la généralité de ses congénères. Grande, très brune, gorge ferme et développée ; de vingt à vingt-deux ans, vingt-quatre peut-être. Pas plus, assurément.

Elle débita, d’une voix fraîche et d’un air distrait, une de ces rengaines au goût du jour où l’idée grivoise, dépourvue des charmes de l’esprit, perd toute saveur et devient ordure.

Dès le premier mot, brusquement Lydal a secoué la tête. Maintenant, il fixe sur la chanteuse un regard absorbé. Il écoute, tendant l’oreille, faisant de la main un geste comme pour chasser le brouillard intense activement entretenu par trente ou quarante bouches de fumeurs.

À chaque couplet, d’un geste automatique, il applaudit avec les autres. Et quand la chanson est finie, il crie, lui aussi, inconsciemment :

— Bravo, Juana, bravo !… bis ! bis ! ! bis ! ! !

Mais, voilà qu’au milieu de son accès d’enthousiasme ses traits se contractent, ses membres se raidissent. Il s’affaisse sur sa chaise, lourdement.

Les consommateurs, suspendus aux lèvres de la Juana qui vient de reprendre, sans entrain et visiblement ennuyée, le dernier couplet, ne s’aperçoivent de rien ; seul un des habitués du Franc Buveur, Pierre Archer, le maçon, a suivi cette scène.

Il a sa chambre tout à côté, dans la maison voisine. Pris de pitié, il saisit le dentiste dans ses rudes bras de compagnon, se dérobe par un cabinet attenant au comptoir, l’emporte dans cette chambre et le dépose sur le lit.

L’air frais a bientôt dissipé l’évanouissement. Lydal ouvre les yeux ; il murmure d’une voix entrecoupée :