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dans le roman et au théâtre, avec une autorité et des talents divers. Aujourd’hui, il souffle un petit vent de réaction. Cela n’ira pas loin, j’espère, et nous ne remonterons pas jusqu’à l’Astrée, mais le mouvement rétrograde est appréciable.

Je ne sais s’il faut attribuer à ce courant d’idées dans le public les sifflets qui viennent d’accueillir César Frank au Cirque d’hiver, mais je sais que, si je donnais de la musique en public, je voudrais bien être sifflé pour des œuvres de la valeur des siennes. Je ne connais pas personnellement M. Frank ; j’ai lu sa musique ; c’est un compositeur à placer entre Berlioz et Richard Wagner, poèmes d’opéras à part. Il a l’air bonhomme en conduisant, fort sobrement d’ailleurs, son orchestre, ses gestes sont un peu vieillots et mécaniques ; il présente ses œuvres simplement, sans réclame, et, ayant travaillé dur toute sa vie, il n’est plus jeune. En voilà bien assez pour chuter un homme de génie, quitte à mener, après sa mort, comme pour Berlioz, Manet et tant d’autres, un attendrissant tapage.

L’œuvre de Frank, donnée par Pasdeloup, est loin d’avoir l’importance de ses magnifiques Béatitudes. Il s’agit simplement d’une vieille légende de Bürger, traitée en poème symphonique, le Chasseur maudit. Dimanche matin ; cloches, chants pieux. En dépit du saint jour, un comte allemand sonne du cor et lance chiens et chevaux dans les landes. Des voix l’avertissent de renoncer à son projet sacrilège, de tourner bride ; il n’en tient compte. Alors les flammes jaillissent des arbres ; ses chiens, changés en démons, se jettent sur lui, et il court affolé, pendant l’éternité, léché par le feu et frappé par les damnés. C’est Actéon christianisé et germanisé. M. Frank a tiré de cette donnée des effets d’une incomparable puissance et d’une vérité saisissante. Je dis « vérité », bien que nous nagions en plein fantastique ; la définition de notre homme de l’Académie ne pouvait même pas s’appliquer, comme il semblerait possible, au fantastique, cette partie importante de l’Art devant forcément, comme les autres, chercher ses bases, ses formes, ses éléments constitutifs dans la réalité, dans l’humanité existante. M. Frank, artiste, n’a point failli à cette règle : cloches, chiens, chasse, chevaux, terreurs, mouvements de fuite, tout cela est de la vie humaine poétisée au moyen d’un orchestre merveilleux et de sonorités, quelquefois cherchées, toujours heureusement trouvées.

Sans quitter le fantastique, parlons de Sigurd. Je crains bien que nous n’ayons laissé échapper là un chef-d’œuvre, et j’espère que nous le reprendrons. La musique en est conçue dans la donnée wagnérienne. On y trouve réalisées les principales réformes du maître allemand : le chant continu appliqué au drame continu ; l’association, aussi intime que possible, du poème et du chant ; l’accompagnement symphonique. La contexture harmonique y est, en général, moins com-