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parfume l’haleine, rend les dents blanches et les lèvres roses. Elle s’est bien laissé parer comme on a voulu.

Kaddour se marie à sa quatrième femme, il n’est donc plus un enfant, un novice ; mais les charmes de Zora l’ont fait tressaillir jusque dans la moelle des os : il presse dans ses bras la houri délicieuse ; il voudrait la respirer, la boire, la dévorer de caresses et de baisers, mais il ne presse qu’une froide statue : Zora devient affreusement pâle ; soudain, elle jette sur son époux un regard plein d’indignation et d’horreur et cherche à se dégager de sa vigoureuse étreinte ; elle se débat, elle crie, elle appelle à son secours.

Un instant stupéfait, désappointé, glacé par le regard de sa femme, Kaddour ne tarde pas à se remettre ; le désir le pousse, et d’ailleurs il ne peut pas céder, lui, le maître ; il saura bien prendre de force cette proie qui lui appartient et qui lui résiste ; il saisit dans sa large main les deux petits bras de Zora et fait craquer ses os… Il va triompher… Mais, il a entendu un léger bruit, quelqu’un marche derrière lui ; furieux, il tourne la tête : quel est donc l’audacieux mortel qui ose venir le déranger à cette heure ?

Un homme est là, debout, dans la tente, à quatre pas de lui ; cet homme est petit, jeune, imberbe ; mais dans ses yeux se lit une implacable résolution : il tient dans ses deux mains un fusil brillant ; il place la crosse à l’épaule et abaisse le bout du canon, qu’il dirige sur les mariés. À cette apparition, l’époux s’affaisse subitement, le coup part, la flamme de la poudre brûle Kaddour au visage, Zora tombe dans son sang en poussant un cri ; le meurtrier sort.

Ben-Kaddour n’a pas été atteint ; revenu de sa stupeur, il bondit hors de la tente ; son cheval qu’il avait laissé attaché près de l’entrée n’y est plus : il l’aperçoit fuyant au triple galop dans un tourbillon de poussière emportant le meurtrier… Ahmed.

Oui, Ahmed ! que je vous ai fait connaître si intéressant par son malheur ; il venait de tuer sa Zora, qu’il aimaii plus que tout au monde, bien plus que lui-même, et qui le payait de retour, il le savait ; et après l’avoir assassinée, il fuyait lâchement, et volait dans sa fuite le cheval et les armes de son rival !!!… Mais, ne soyons pas pour lui sans miséricorde : qui pourrait dire les souffrances de ce malheureux au cerveau exalté, quand il a vu sa bien-aimée aux bras d’un autre !!!… Qu’a-t-il voulu faire ? A-t-il tué Zora, croyant tuer Kaddour ? A-t-il voulu se joindre à elle par un double suicide ?…

Le coup de fusil, mêlé aux autres bruits de la fantasia, ne fut point remarqué par les Arabes ; les soldats d’un poste français virent passer Ahmed à cheval sans rien trouver en lui de suspect ; et, avant que l’on eût lancé des cavaliers à sa poursuite, il avait disparu depuis longtemps